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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/65

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MAN
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intellectuels doivent apprendre chez les travailleurs manuels, chez les « prolétaires », par contre dans la vie actuelle de ces derniers il y a beaucoup de lacunes, que seule une sincère et dévouée collaboration des intellectuels pourrait enfin combler…

Oui une collaboration sincère, étroite, poussée jusqu’au bout, est nécessaire, pour le bien de tout le monde. Et faut-il dire qu’une telle collaboration (par le partage de la même vie, de toutes les peines et de toutes les joies) serait utile non seulement pour améliorer le côté matériel de la vie, mais avant tout pour la rendre plus belle et plus noble. Si tous ceux qui trouvent la possibilité de développer leurs dons, leurs talents au lieu de déserter les mines et les fabriques (de quoi j’ai déjà parlé plus haut) y restaient et y exerçaient l’influence ennoblissante de leurs facultés, de leurs talents, pourrait-on prévoir toutes les bonnes conséquences qu’amènerait l’application constante d’une telle influence ?

J’observe quelquefois pendant le travail l’action d’une chanson chantée par un camarade ou l’animation que provoque un dessin accompli avec un morceau de craie sur une planche, ou enfin l’intérêt profond que suscite un entretien sur un sujet quelconque et ces observations me forcent chaque fois à penser, que c’est ici que doit être la place de ces écrivains, artistes, intellectuels, qui veulent être des serviteurs du beau et du vrai, mais qui se plaignent en même temps de la surdité du public et qui avouent même parfois leur propre impuissance. Ont-ils du moins le droit de se plaindre ? Je crois que non, car ce sont eux-mêmes, qui se sont placés dans cette situation « infructueuse », et si leurs plaintes sont sincères, tout ce qu’on pourrait leur conseiller est, il me semble, de quitter le cercle vicieux dans lequel leur pensée étouffe, et où personne n’a besoin d’eux, et d’aller dans les mines et dans les fabriques. Là, je suis sûr, ils seront mieux appréciés et mieux accueillis, à condition naturellement qu’ils ne viennent pas avec des prétentions démesurées et ridicules…

Malheureusement les serviteurs du beau, du savoir et de l’esprit en considérant leur propre vie comme une valeur suprême et tout à fait indépendante, comme une « valeur en soi », parlent non seulement du droit, mais même du « devoir », de s’éloigner de tout ce qui est « grossier » et « vulgaire », de tout ce qui pourrait troubler leurs pensées et leurs sentiments. Hélas, jusqu’à présent le talent, le beau, la poésie, le savoir quittent la vie des masses populaires, et pendant que cette dernière reste inanimée, comme un gigantesque squelette, dépourvu de chair et d’âme, ils vont se vendre dans les cafés-concerts, dans les cinémas, dans les théâtres, chez les éditeurs, chez les « patrons », qui ont une grosse bourse…

Pour finir, je dirai qu’il serait d’une grande importance, que les apôtres de la vérité, se déclarent sans réserve amis d’une collaboration entre tous les chercheurs sincères d’une vie nouvelle et juste ; mais est-ce qu’il n’est pas évident qu’on ne peut pas parler de collaboration là où les uns refusent de porter et de partager le fardeau des autres, et où chacun se retire dans son propre coin ?

On doit se rapprocher, on doit se connaître ; alors viendra la compréhension mutuelle, et tout cela portera beaucoup de fruit. ‒ A. Hilkoff, ouvrier de charbonnage.


MANUFACTURE. n. f. Couramment, ce mot a le même sens que celui d’usine. Ou plutôt c’est le terme d’usine qui a tendance à se substituer à celui de manufacture, beaucoup plus ancien. Étymologiquement, manufacture vient du latin manus (main) et facere (faire) ; fabriquer à la main. Avec l’introduction du machinisme, le mot a évidemment pris un autre sens, plus large. Le

vocabulaire et le dictionnaire sont comme toutes choses : ils évoluent avec le temps et les événements. Une manufacture, c’est un endroit, un bâtiment, où sont rassemblés un certain nombre d’ouvriers pour la fabrication d’objets ou produits déterminés.

Les premières manufactures datent de quatre à cinq siècles. C’est surtout dans l’industrie textile qu’elles se formèrent : manufactures de toiles, de draps, de soieries, de tapis, et ensuite de cotonnades qui prirent naissance en Italie, et dont la pratique se propagea dans les Pays-Bas, l’Angleterre et la France.

On se rappelle que Colbert, ministre de Louis XIV, fonda ou fit revivre plusieurs manufactures importantes, dont la plupart subsistent encore à l’heure actuelle : Gobelins, Beauvais, etc. L’industrie de la tannerie et de la corroierie, puis celles de la verrerie, des glaces, de la porcelaine suivirent et, enfin, un peu plus tard, vers la fin du xviie siècle et au xviiie siècle, la métallurgie entra dans ce stade de l’évolution économique, par les premières manufactures pour la fabrication des tôles, qui demandait une mise de fonds assez importante et une certaine spécialisation du travail.

La manufacture a marqué un tournant de l’histoire économique et technique des nations. Au travail personnel, individuel et isolé, à l’ouvrier qui fabriquait seul et complètement un objet, l’ébauchait et le finissait, la manufacture substituait le travail en commun et en grandes quantités. Pour réussir, elle exigeait deux conditions principales : primo un capital assez important pour fonctionner : bâtiment, outils ou machines matières premières ; et secundo, des débouchés commerciaux à peu près réguliers. Le stade de la production manufacturière coïncide donc avec la naissance du capitalisme, de la finance, et avec la constitution d’organismes commerciaux d’une certaine envergure. Finance, commerce et industrie, ces trois formes du capitalisme ont nécessairement marché de pair ; l’un ne pouvant se développer sans l’appui des autres.

En même temps qu’elle marquait une phase de développement du capitalisme, la manufacture apportait dans la méthode du travail une profonde transformation : elle provoqua le développement du système du salariat et la pratique de la spécialisation du travail.

À l’ouvrier confectionnant un objet totalement on substitua une série d’ouvriers spécialisés dans les parties différentes de ce travail, et prenant les objets les uns après les autres pour leur faire subir une fraction du travail d’ensemble. On peut dire que le travail à la chaîne dont on parle tant aujourd’hui a son origine première à la fondation des manufactures tellement il est vrai qu’on trouve toujours dans un lointain passé les traces des institutions ou pratiques nouvelles.

De même, si la Rome antique a connu des prolétaires, si les artisans du moyen-âge avaient des compagnons salariés, si le salariat est vieux de plusieurs dizaines de siècles, il faut néanmoins en arriver à la période manufacturière pour voir le salariat devenir un système pratiqué sur une large échelle et les prolétaires constituer une caste sociale bien définie ; une caste vendant uniquement au maître sa force-travail, et qui, une fois le salaire touché, n’a plus aucun droit sur le produit de ses peines.

La fameuse Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de la Révolution française a été comme bien d’autres théories politiques, en retard de plusieurs siècles sur l’évolution économique, quand elle affirme le droit sacré à la propriété.

On pouvait comprendre, au moyen-âge, quand les seigneurs et les prêtres rançonnaient les travailleurs, que le paysan des villages et l’artisan des villes réclamassent le droit au produit de leur travail, tout entier sorti de leurs mains, ce qui n’eut été qu’une revendication basée sur le strict sentiment de la justice ; on le comprend