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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/66

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moins avec le nouveau procédé de fabrication institué par la manufacture.

Il n’est plus possible, avec le travail spécialisé, divisé, nécessitant du matériel, de la matière première et des débouchés, de dire : « Ceci est le produit de mon travail, c’est ma propriété ». La manufacture, en transformant les méthodes économiques, dépassait les revendications politiques des révolutionnaires de 1789 et posait autrement la question sociale, ce que n’ont point su ou voulu apercevoir les rédacteurs de la fameuse « Déclaration » regardée pourtant comme symbolique.

La manufacture a eu une autre conséquence, également de première importance ; elle a permis l’extension indéfinie du machinisme. Le travail individuel ou familial n’était guère propice à l’introduction de la mécanique, laquelle exige, tant pour s’installer que pour fonctionner à plein rendement, un certain développement de l’entreprise qui l’utilise.

Nous avons examiné par ailleurs l’importance, l’influence et les conséquences du machinisme, tant actuelle que futures. Qu’il nous suffise de dire ici qu’il n’aurait pu se développer sans les manufactures, la fabrication à grand rendement.

Le passage des méthodes artisanales de travail à la production manufacturière n’a pas dû se faire sans heurts. Si l’histoire officielle nous enseigne les dates des batailles, traités, naissances et morts de rois, et autres détails sur la vie des grands, elle est par contre muette sur les conflits sociaux. Pour les maîtres, la vie et les souffrances des peuples ont moins d’importance que l’excursion d’un souverain ou le discours d’un tribun politique.

Les quelques renseignements que nous avons nous permettent de conclure qu’il a dû se produire une certaine résistance, et qu’en tout cas l’adaptation des artisans au régime du salariat s’est fait péniblement. Exemple ces ordonnances féroces de Colbert qui, pour redonner une nouvelle vie aux manufactures existantes qui végétaient, rédigea un Code cruel et tyrannique, avec des désignations pénales très sévères, comportant l’amende, la prison, l’exposition au pilori, etc. Naturellement, la grève était considérée comme un crime, et plus d’un gibet s’est orné par la pendaison de grévistes. C’est par la terreur qu’on a formé cette mentalité spéciale et presque héréditaire des salariés soumis. Plus d’une fois en lisant l’histoire, m’est apparue cette lueur de vérité que, dans les siècles passes, le peuple n’était peut-être pas aussi résigné et obéissant qu’on se le figure d’ordinaire et qu’il savait réagir. Malheureusement, ces réactions salutaires n’étaient ni organisées, ni cohérentes, ni continues, et les révoltes prolétariennes ont été brisées par la coalition des forces de la monarchie et la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie naissante.

Il faudrait, si nous avions l’espace nécessaire, étudier la misère et les révoltes des tisserands, des « canuts » lyonnais, avant et après la révolution de 1789, à l’époque de l’introduction de la manufacture. Il faudrait aussi retracer le douloureux calvaire du prolétariat anglais, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, et dans la première moitié du xixe, lorsque les manufactures se développèrent en Angleterre ; les conditions misérables des travailleurs, les femmes jetées à l’usine, les enfants de 10, 9, 8 et même 6 ans employés dans les manufactures.

L’histoire de la manufacture, c’est celle du prolétariat et du capitalisme. La lutte des classes, l’opposition des exploiteurs et des exploités en deux camps distincts, antagonistes par la force des choses, a surtout pris sa naissance, et revêtu sa forme actuelle, concrète et précise, et toujours plus ample et plus aiguë, avec l’instauration du système de travail dans les grands ateliers, ou usines, ou manufactures : le patron à la tête, les sous ordres au milieu et les travailleurs tout en bas.

Ce n’est pas qu’il faille désirer le retour aux méthodes

anciennes de production artisanale, individuelle, manuelle. Les besoins ont crû avec les procédés rationalisés de travail. On ne saurait raisonnablement demander à l’humanité de revenir à plusieurs siècles en arrière. Elle a pris des goûts nouveaux, et un intense besoin de jouissances nécessite, pour être satisfait, que la pratique du travail collectif se continue, se perfectionne même.

Ce qui est à déplorer, c’est que l’évolution morale et sociale n’ait pas marché du même pas que l’évolution technique et économique c’est que la manufacture ait permis à la seule classe bourgeoise d’en retirer des profits, et que le peuple ouvrier n’ait ramassé que les miettes du festin du progrès technique.

Pour ramener les situations à une normale équitable, ce qui est à désirer, il faut que l’expropriation du capitalisme s’opère, et qu’au patronat, exploiteur et rapace, se substitue l’association des travailleurs, du personnel groupé librement et œuvrant en harmonie, que la manufacture devienne une sorte de petite république ouvrière, ayant son administration autonome. ‒ Georges Bastien.


MARCHANDAGE. n. m. (du bas-latin mercatans, mercadare, marchand). Action de marchander. Forme de contrat de travail, qui consiste dans la convention, passée entre un sous-entrepreneur dit « marchandeur » ou « tâcheron », et les ouvriers qu’il emploie, à l’heure ou à la journée, pour l’exécution des travaux qu’il a sous-entrepris ; le marchandage a pour conséquence l’abaissement des salaires de l’ouvrier.

Encycl. — « Le marchandage est libre ou licite lorsqu’il intervient dans des conditions d’équité et procure à l’ouvrier un gain suffisant ; il devient au contraire délictueux lorsqu’il donne lieu à une exploitation dolosive des travailleurs par l’abaissement abusif du taux des salaires. Toute exploitation de l’ouvrier par voie de marchandage est punie de peines correctionnelles. » (Larousse). Il ne faut jamais perdre de vue qu’en un temps de domination capitaliste les dictionnaires ne peuvent guère être que le reflet de la mentalité officielle et des conceptions de l’État. S’il est vrai que le marchandage avilit les salaires de l’ouvrier, et que ceux-ci doivent s’organiser pour être eux-mêmes leurs propres entrepreneurs, il n’est pas vrai que l’État punisse de peines correctionnelles « toute exploitation de l’ouvrier par voie de marchandage » ; et punirait-il ce cas d’exploitation, l’ouvrier n’en serait pas moins exploité par le premier entrepreneur, qui ferait travailler avec des contremaîtres, et surveiller de très près leur travail. Le nombre des exploiteurs du seul producteur réel, l’ouvrier n’en serait pas diminué. Chaque fois que l’on examine une question sociale, économique ou non, il faut bien prendre garde à ne pas la séparer des autres questions, auxquelles elle est intimement liée, et avec lesquelles elle forme « la question sociale ». Les salaires (V. ce mot), sont basés davantage sur le coût de ce que l’on considère comme indispensable à la conservation relative de la force de travail de l’ouvrier, que sur le bénéfice que le patron retire de son exploitation.

L’existence du tâcheronat ou marchandage, prouve surtout quels bénéfices scandaleux tout entrepreneur prélève sur le travail de ses ouvriers, puisque un sous-traitant peut s’enrichir également. Au fond, tâcheron ou entrepreneur, sont, au même titre que l’intermédiaire commercial, des parasites. Avec un peu de bonne volonté, une éducation sérieuse et un esprit de camaraderie effectif, les ouvriers, sans attendre une Révolution dont on ne sait quand elle viendra, pourraient remplir à leur profit, le rôle d’entrepreneur et d’ouvrier, en formant des associations de production.

Mais quand la majorité des ouvriers se sentira capable d’œuvrer dans ce sens tant dans le domaine de