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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/78

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MAR
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brasse, action et idée, mouvement pratique et conception doctrinale. Action de masses, mouvement pratique, il consiste essentiellement dans la lutte de classe, menée contre la bourgeoisie capitaliste par le prolétariat ouvrier. Aussi ancienne que le régime capitaliste, la lutte de classe est à l’origine, trouble, confuse et faible. Mais elle gagne avec les années en force, en étendue et en conscience. Elle sait aujourd’hui où elle va et qu’elle ne se terminera que par une transformation sociale profonde, caractérisée par l’abolition des classes et par l’avènement d’un mode socialiste de production, et de propriété.

La lutte de classe revêt des formes multiples et changeantes : offensives ou défensives, positives ou négatives, réformatrices ou révolutionnaires, selon les circonstances et la force respective des classes en conflit. Propagande orale et propagande écrite, agitation par la presse, les meetings ou les manifestations de masse, organisation politique, syndicale, coopérative et culturelle du prolétariat, limitation de l’exploitation capitaliste par la grève et par la législation du travail, lutte contre les partis bourgeois, effort continu pour améliorer les positions des travailleurs et affaiblir d’autant celles de la bourgeoisie, opposition résolue à l’impérialisme, au colonialisme et à la guerre, ‒tout cela (et nous en passons) constitue le socialisme en tant que mouvement pratique ; tout cela fait le fond de la lutte de classe, tout cela a pour but le renversement du pouvoir de la bourgeoisie et son remplacement par le pouvoir révolutionnaire des masses travailleuses.

Le mouvement socialiste ainsi défini s’appuie sur un programme. Mais ce programme n’est pas le fruit de l’arbitraire ou du caprice : il plonge ses racines dans des conceptions doctrinales marquées, si l’on peut dire, d’un sceau de permanence. Il se peut que, dans le détail, de pays à pays, les programmes socialistes ou syndicaux présentent certaines différences, tous les pays, tous les prolétariats n’ayant point marché du même pas. Au contraire, les conceptions doctrinales, l’ensemble d’idées théoriques dont les programmes se nourrissent et s’inspirent, et qui les sauvent de l’empirisme, sont parvenus partout, au cours du dernier demi-siècle, à une sorte d’unité substantielle et de fixité.

Cet ensemble de conceptions doctrinales, c’est le marxisme.

Le marxisme, philosophie du socialisme. ‒ Après avoir éliminé peu à peu, dans le mouvement ouvrier, toutes les conceptions antérieures (utopisme des grands précurseurs, démocratisme et romantisme révolutionnaires des « hommes de 1848 », mutualisme de Proudhon si timide sous ses formules retentissantes, sans oublier le blanquisme et sa pratique des coups de main, ni le bakouninisme participant à la fois de l’anarchie proudhonienne et du blanquisme autoritaire), le marxisme s’est imposé dans tous les pays où sévit l’exploitation capitaliste. Il est la chair et le sang de tous les programmes socialistes ‒ et même, avec certaines adjonctions léninistes dont l’avenir vérifiera le degré de validité, de tous les programmes communistes du monde. Il n’est pas jusqu’aux anarchistes qui n’en aient subi l’influence, tout anarchiste qui reconnaît la lutte de classe étant, qu’il le veuille ou non, marxiste au moins sur ce point-là.

Le marxisme n’est autre chose que le soubassement théorique du mouvement socialiste. Il en est, pourrait-on dire, la philosophie. Il est le socialisme en tant que sociologie, le socialisme à l’état pur.

Par dessus les distinctions de temps et de lieu, il confère au mouvement socialiste, dans toutes les parties du monde, un caractère saisissant de continuité, d’unité profonde, d’universalité. Non seulement il a fini par prévaloir sur les systèmes qui l’avaient devan-

cé, mais il a merveilleusement résisté aux nombreux assauts que le révisionnisme (Bernstein vers 1898-1900, Sorel de 1904 à 1908, De Man depuis la guerre) a dirigés contre lui, avec des points de départ et d’arrivée d’ailleurs assez différents.

Chose curieuse : il n’existe pas, du marxisme, un exposé d’ensemble, du moins pour la propagande populaire. Ni Marx, ni Engels (sauf ce dernier, dans l’Antidühring, gros livre d’accès difficile) n’ont jugé nécessaire de codifier leurs vues sociologiques. Les éléments du marxisme se trouvent disséminés un peu partout. La difficulté est de rassembler ces notions éparses, de les classer et de les mettre en ordre sans en trahir la lettre ni l’esprit.

Le marxisme n’est pas apparu brusquement à la façon d’un météore. Sa genèse, d’ailleurs parfaitement connue, n’a rien eu de spontané, et Marx n’a jamais dissimulé tout ce qu’il devait aux grands courants philosophiques et sociaux où s’est formé son esprit. Le marxisme est un produit complexe. Il est sorti par voie de développement, de correction ou de rupture, de la philosophie allemande, du socialisme français et du mouvement ouvrier anglais.

La philosophie allemande, nommément celle de Hegel, lui a fourni sa conception dialectique de la nature et de la société. Le socialisme français, lui-même fils de la Révolution française, lui a transmis la notion du but à atteindre, pour ne pas dire de « l’idéal à réaliser » ; ce but, c’est le communisme. Le mouvement ouvrier anglais (trade-unionisme, chartisme), né au-delà de la Manche de la grande industrie capitaliste, l’a initié pratiquement à la lutte de classe.

À ces trois grandes sources, on pourrait en ajouter une quatrième : l’économie politique classique (Smith et surtout Ricardo). À l’étude de celle-ci Marx et Engels n’ont cessé de s’appliquer du jour où, s’étant rendu compte de l’impuissance de la philosophie, de la religion et du droit à expliquer le monde humain, il se sont avisés que la clé de tout mouvement social, de tout développement historique, ne pouvait être donnée que par la science, si mystérieuse encore, de la production et de l’échange des richesses.

L’œuvre de Marx et d’Engels a consisté à lier en un système compact tous ces matériaux divers. Ces deux jeunes Allemands, nés l’un et l’autre en Rhénanie (où l’influence de la Révolution française était demeurée très vive) avaient 25 et 23 ans lorsqu’ils se virent pour la première fois à Paris, en 1843 et purent y constater « l’admirable et fortuite coïncidence de leurs idées » (Andler). Tous deux d’origine bourgeoise (Marx fils d’un juriste de Trèves, Engels d’un industriel de Barmen) ; tous deux nourris de philosophie hégelienne ; tous deux se rattachant aux tendances les plus radicales de la pensée et de l’action ; tous deux également décidés à arracher le socialisme naissant à la fragilité de l’empirisme, comme aux mirages de l’utopie, à le pourvoir d’une base doctrinale solide comme l’airain.

Dans cette vue ils se mirent à l’œuvre. L’élaboration du marxisme dans ses parties maîtresses leur demanda quatre ou cinq ans (1843-1848).

La source la plus ancienne du marxisme, son vrai point de départ, c’est Hegel et l’hégélianisme qui les ont fournis. Faire tenir ici, un aperçu de cette prestigieuse philosophie qui bouleversa jadis toutes les têtes allemandes est assurément impossible. Contentons-nous de fixer quelques points essentiels. Tandis qu’auparavant, la philosophie avait tenté d’expliquer un monde immobile (elle n’en concevait pas d’autre), Hegel conçoit et explique un monde en mouvement. « Ce qui est est, ce qui est demeure » aurait pu dire l’ancienne philosophie, toujours à la poursuite de vérités immuables. « Ce qui est aujourd’hui n’était pas