hier, et ne sera plus demain », eût pu répondre la philosophie nouvelle ; rien n’est, mais tout devient. À la philosophie de l’Être, Hegel oppose celle du Devenir. « La véritable grandeur et le, caractère révolutionnaire de la philosophie hégélienne consistent en ce qu’elle bat en brèche, une fois pour toutes, la prétention à une validité définitive de toutes les créations de la pensée et de l’action humaine. (Engels) »
Tout coule, on ne descend jamais deux fois le même fleuve, avait proclamé cinq siècles avant notre ère Héraclite d’Ephèse. Tout passe, répète Hegel vingt-trois siècles plus tard ; cet univers où l’on n’a vu longtemps que du définitif, n’offre que du transitoire. Le monde donne le spectacle d’une immense accumulation de processus, où rien n’est éternel hormis cette loi d’incessante mobilité qui courbe sous elle tout ce qui a été, est et sera, qui condamne irrévocablement à périr tout ce qui est né, tout ce qui naîtra.
Tout phénomène peut-être considéré comme le théâtre d’un combat entre deux éléments contradictoires : l’un conservateur ‒ l’affirmation ou, comme disait Hegel, la thèse : l’autre révolutionnaire ‒ la négation, l’antithèse. Ce combat se termine finalement par la négation de la négation, la synthèse, en quoi fusionnent, en se modifiant, les deux principes contradictoires et qui, à son tour, deviendra le théâtre du même duel acharné, condition nécessaire de tout développement et de tout progrès.
Avant de pousser plus avant, il convient d’observer que le monde de Hegel n’est pas du tout celui que le sens commun se représente. Celui du sens commun est un monde matériel, et, de ce monde matériel, les idées que s’en fait notre esprit par l’entremise de nos sens, n’offrent que le reflet et l’image. Le monde de Hegel, au rebours, est, si l’on peut dire, une création, une projection, une extériorisation de l’Idée, élément primitif et facteur essentiel. Au cours de son « auto-évolution », l’Idée crée le monde, le monde naturel comme le monde humain, c’est-à-dire que la Nature, la Pensée et l’Histoire se trouvent n’être en fin de compte que des réalisations successives et progressives de cette Idée absolue, laquelle « a existé on ne sait où, de toute éternité, indépendamment du monde et antérieurement au monde » (Engels). Inutile d’en dire plus : dans cette Idée préexistante à tout et créatrice de tout, on reconnaît le bon vieux Dieu des religions et des Églises dont elle n’est que le prête-nom philosophique. « Au commencement était le Verbe », dit l’Évangéliste. L’Idée hégélienne, qu’est-elle d’autre que le Verbe biblique ? L’Idéalisme philosophique a trouvé dans le philosophe berlinois le dernier, le plus impérieux, le plus absolu de ses grands prêtres.
L’hégélianisme ne survécut pas longtemps à Hegel (mort en 1831), du moins dans la forme que celui-ci lui avait donnée. Les représentants de ce qu’on appela la gauche hégélienne (Strauss, Bauer, Stirner et surtout Feuerbach) se chargèrent de le mettre en pièces. Tandis que les disciples orthodoxes glissaient doucement vers le spiritualisme et le conformisme religieux, et que le centre s’efforçait de tenir la balance égale entre la droite et la gauche, cette dernière, Feuerbach en tête, évoluait rapidement vers le matérialisme. Il est vrai qu’elle n’alla pas jusqu’au bout. Après s’être attaqué à la religion, ce qui était moins dangereux que de s’en prendre à l’État, après avoir démontré qu’il n’existe rien en dehors de la nature et de l’homme, et que Dieu n’est qu’un produit de notre imagination, Feuerbach s’arrêta là, comme à bout de souffle. On le vit aboutir à une sorte de divinisation de l’homme ‒et de quel homme abstrait, intemporel, irréel ! ‒et se faire le champion d’une morale d’amour universel aussi im-
Il appartenait à Marx d’en finir une fois pour toutes avec toute espèce d’idéalisme. Renversant l’ordre des valeurs dressé par le vieil Hegel, il affirma l’antériorité de la Matière et sa souveraineté dans le domaine de la Nature. « Pour moi, écrira-t-il plus tard, le monde des idées n’est que le monde matériel transposé et traduit dans l’esprit humain. » Puis de ce matérialisme restauré, il tira, dans le domaine de l’Histoire, des conséquences que n’avaient pas entrevues, même en rêve, nos matérialistes du xviiie siècle, ‒ conséquences révolutionnaires entre toutes et dont la fécondité scientifique ne sera pas de sitôt épuisée.
Mais revenons sur nos pas. Nous avons vu que l’hégélianisme, philosophie du Devenir, conçoit le monde non pas comme immobile, mais comme sujet à d’incessantes métamorphoses, à de perpétuels changements.
L’union de l’idéalisme ‒ qui nie la Matière ou, tout au moins, la subordonne à l’Idée ‒ et de la dialectique ‒ qui affirme le mouvement, l’évolution, le devenir, ‒ voilà la grande nouveauté de l’hégélianisme. Or, lorsque Marx, jetant par dessus bord l’élément idéaliste de cette philosophie, se fut résolu « à concevoir le monde réel ‒ la nature et l’histoire ‒ comme il se présente de lui-même à qui l’approche sans prévention idéaliste », il se garda bien de toucher à ce qu’il considérait à bon droit comme l’élément révolutionnaire du système : la dialectique. Seulement la dialectique cessa d’être chez lui ce qu’elle avait été chez Hegel : l’auto-développement de l’Idée, se faisant tour à tour nature, conscience humaine, mouvement social ; elle devint la loi générale à laquelle obéit toute réalité, qu’elle soit matière ou esprit, qu’elle fasse l’objet des sciences naturelles ou des sciences sociales. En bref ‒ et pour reprendre son mot célèbre ‒ cette dialectique hégélienne qui jusque-là s’était tenue incongrûment sur la tête, Marx la planta sur ses pieds. Ainsi retournée, la dialectique allait être pour lui et pour Engels, au cours de leur carrière scientifique et révolutionnaire, « leur meilleur instrument de travail et leur arme la plus puissante ».
De même que Hegel avait introduit la dialectique, le mouvement, au sein de l’Idéalisme, Marx, après Feuerbach, mais avec autrement de hardiesse, l’introduisit au sein du Matérialisme. Ainsi équipé le Matérialisme marxiste ne ressemble plus guère à celui du xviiie siècle. Celui-ci concevait l’univers sous la forme d’une immense machine admirablement agencée, et réduisait l’homme avec son cerveau, ses volitions et ses idées, au rôle inglorieux d’un rouage. Comment la machine avait-elle pu se constituer ? Jamais l’ancien matérialisme ne parvint à s’en rendre compte ; jamais non plus, il ne parvint à fournir une explication satisfaisante de l’Histoire, laquelle en surplus ne devait naître comme science qu’au début du xixe siècle.
L’idée fondamentale du matérialisme dialectique celle qui le distingue du matérialisme d’Holbach et d’Helvétius, c’est que le monde doit être conçu « comme un ensemble de processus où les choses qui paraissent stables, ainsi que leurs images cérébrales, les concepts, passent par une transformation ininterrompue du devenir et du périr, où, malgré toute contingence apparente, et malgré tout regret passager, une évolution progressive s’affirme en fin de compte… » (Engels). Cette idée, il ne suffisait pas de l’introduire dans les sciences naturelles, voire de l’appliquer au domaine des sciences religieuses. Dépassant hardiment Feuerbach qui n’avait fait que renverser Dieu de son trône ou, si l’on veut, que transférer le divin du ciel à la terre et de Dieu à l’Homme, Marx entreprit de déloger l’idéalisme de son dernier repaire, les sciences dites « morales et politiques »,