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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/80

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MAR
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les sciences de la société humaine, dont l’histoire est la base : il n’en est pas qui offrent plus clairement le spectacle de ce perpétuel changement dont Hegel avait fait la loi de toute chose ; il n’en est pas non plus où le préjugé idéaliste se soit plus longtemps maintenu. Marx aura été le premier à donner de ces sciences, à commencer par l’histoire, une explication radicalement matérialiste.

Conception matérialiste de l’Histoire. ‒ La lutte de classe.‒ Avant Marx, on considérait volontiers l’histoire comme résultant du jeu d’une volonté divine (Providence) ou de l’effort des volontés humaines. On ne doutait pas qu’il ne dût y avoir, derrière l’apparent chaos des événements historiques, une sorte de dessein caché, de but idéal plus ou moins consciemment poursuivi. Pour Bossuet, le but de l’histoire, c’est le triomphe de l’Église et des commandements divins. Pour le xviiie siècle incrédule et laïque, c’est le progrès constant des lumières et donc des institutions politiques. Pour Hegel, c’est la réalisation parfaite de l’Idée ; pour les historiens français d’après 1820, c’est la victoire du Tiers sur la féodalité, etc.

Marx nie, bien entendu, que l’histoire poursuive un but providentiel ; elle est, but et moyens, œuvre purement humaine. Les hommes font leur histoire, ne cessera-t-il de dire, et Engels redira : « Les hommes font leur histoire en poursuivant leurs fins propres consciemment voulues : la résultante de ces nombreuses volontés agissant en sens divers et de leur action sur le monde extérieur, c’est là précisément l’histoire. »

Constater que les hommes eux-mêmes font l’histoire est-ce pourtant expliquer l’histoire ? Reste encore à préciser quelles « forces motrices » se cachent derrière la complexité de ces volontés humaines en action. Si les hommes font leur histoire, ils ne la font ni au gré de leur fantaisie ni dans des conditions de leur choix ; ils la font, au contraire, « dans des conditions qu’ils ont trouvées toutes faites, dans des conditions données, transmises. » (Marx, xviii Brumaire.)

C’est a découvrir les forces motrices de l’histoire ou, plus exactement, ses facteurs matériels, que Marx employa, tout d’abord, les ressources de sa dialectique matérialiste. De bonne heure, son attention avait été attirée par les luttes qui, depuis un quart de siècle, sur le terrain de la grande industrie en Angleterre, en France et même en Allemagne, mettaient aux prises la bourgeoisie et le prolétariat. Il avait appris, des historiens bourgeois de la Révolution française, à considérer cette dernière comme l’aboutissement d’une longue lutte livrée par la bourgeoisie ascendante à l’aristocratie féodale. À la lumière de ces faits, il lui apparut que toute l’histoire, à l’exception de celle des sociétés primitives, n’était que l’histoire de luttes de classes ; que les classes en lutte sont partout et toujours les produits de l’économie de leur époque ; que par conséquent la structure économique d’une société forme la base sur laquelle repose toute la superstructure des institutions politiques et juridiques, des conceptions religieuses, philosophiques et morales. « Ainsi l’idéalisme était chassé de son dernier refuge : la science historique ; la base d’une science historique matérialiste était posée ! La route était ouverte qui allait nous conduire à l’explication de la manière de penser des hommes d’une époque donnée par leur manière de vivre, au lieu de vouloir expliquer, comme on l’avait fait jusqu’alors, leur manière de vivre par leur manière de penser. » (Engels)

Et voilà ce que l’on nomme la conception matérialiste de l’histoire. Aux explications antérieures par la volonté humaine ou, ce qui revient au même, par l’individu, elle substitue l’explication par les classes. Mais ces classes, elles aussi, sont soumises à la loi du deve-

nir : elles naissent, grandissent, se heurtent à d’autres classes et finalement dépérissent et meurent : et ces péripéties, au long des siècles, sont le contenu profond de l’histoire. À suivre le développement des classes qui ont laissé un nom, qu’aperçoit-on ? C’est qu’il est dominé, commandé par le développement économique.

Autrement dit, la destinée des classes se lie à celle des modes de production depuis la chasse et la pêche primitives jusqu’à la grande industrie. Le développement de la bourgeoisie s’explique par le mode de production capitaliste, fondé sur la division du travail, l’accumulation du capital, la concentration industrielle. Ce mode de production, dès qu’il apparaît (xvie siècle), ne tarde pas à entrer en conflit avec le mode de production antérieur, ‒féodal et corporatif. D’où une série de conflagrations violentes (révolutions anglaises du xviie siècle, révolution française du xviiie siècle), qui renversent féodalité et corporations et, du même coup, la structure politique de l’ancien régime, ainsi que l’idéologie monarchique dont tant de siècles s’étaient nourris. L’avènement de la bourgeoisie consacre la défaite de l’aristocratie féodale. Mais au sein du nouvel état de choses, de nouveaux antagonismes vont inopinément se faire jour. Le mode de production capitaliste, se développant toujours, concentrant au sein des villes tentaculaires des capitaux énormes, va entrer en conflit avec des formes de propriété (Marx, économiste et non juriste, les appelle rapports de production) demeurées immobiles et figées. Des hommes vont naître ‒ les prolétaires ‒ qui, exploités et opprimés dans leur chair par le mode de production et de propriété, tireront du conflit ses conclusions révolutionnaires et se feront un jour les fossoyeurs de l’ordre établi.

C’est donc le mode de production qui constitue la base ‒ l’infrastructure ‒ de la société et des classes qui la composent. C’est lui qui détermine les formes de propriété, de famille et de pouvoir, bref la superstructure des institutions juridiques ; c’est lui dont l’action se fait sentir, d’une manière plus ou moins saisissante, selon des incidences plus ou moins immédiates, sur les idéologies, les religions et les morales. À ces dernières, les anciens historiens assignaient sur le cours des événements un rôle capital ; la conception matérialiste, elle, les rejette à l’arrière. Leur rôle n’est pas négligeable, mais c’est un rôle de second plan.

Marx a résumé cette doctrine si neuve en quelques phrases lourdes de substance : « C’est dans l’économie politique qu’il faut chercher l’anatomie de la société civile… Le mode de production de la vie matérielle détermine, d’une façon générale, le procès social, politique et intellectuel de la vie. Ce n’est pas la conscience de l’homme qui détermine son existence, mais son existence sociale qui détermine sa conscience. » Si le mode de production restait immobile, tout l’ordre social, politique et intellectuel serait frappé d’immobilité cadavérique. Mais il change, comme tout ce qui est ; il est même en état de perpétuel changement. « À un certain degré de leur développement, continue Marx, les forces productives de la société sont en contradiction avec les rapports de production qui existent alors, ou, en termes juridiques, avec les rapports de propriété à l’intérieur desquels ces forces productives s’étaient mues jusqu’alors. » À ce moment qu’arrive-t-il ? Les rapports (ou formes) de propriété deviennent des obstacles à l’expansion des forces productives. « Alors naît une époque de révolution sociale. Le changement de la base économique ruine plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. » (Critique de l’Économie politique, préface.)

À prendre ce schéma à la lettre, on risque de s’imaginer que l’homme n’est dans l’histoire qu’un instrument passif, asservi à l’empire d’une sorte de fatalis-