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me économique. Il n’en est rien. Le matérialisme de Marx ne saurait être confondu avec celui du xviiie siècle qui faisait de l’homme l’esclave docile des circonstances et du milieu. Dès 1845, à Bruxelles, tandis qu’il élaborait sa conception de l’histoire, il faisait grief à Feuerbach et aux matérialistes antérieurs, d’avoir laissé dans l’ombre le côté humain et actif de la réalité, autrement dit d’avoir perdu de vue l’homme dans la nature. Faute de concevoir l’activité humaine elle-même comme « activité objective », Feuerbach par exemple n’avait pas vu « l’importance de l’activité révolutionnaire pratique-critique. » (Marx s’exprimait alors en jargon hégélien.) Aux doctrinaires matérialistes pour qui les hommes n’étaient que le produit des circonstances et de l’éducation, Marx ripostait : « Ce sont précisément les hommes qui changent les circonstances et l’éducateur doit lui-même être éduqué ! » Aucun des modes de production qui se sont succédé dans l’histoire n’est en effet, tombé du ciel : tous sont œuvres humaines. Si les circonstances changent peu à peu les hommes, il y a de la part des hommes, réciprocité constante. Tout l’effort de l’humanité, depuis des milliers d’années, a consisté à modifier les circonstances et le milieu, à vaincre la nature en la soumettant à l’esprit, à domestiquer l’univers. L’art, la technique, la science en un mot le travail, n’ont pas d’autre but. Encore une fois, les hommes font leur histoire, ce qui ne veut pas dire, tant s’en faut, qu’ils peuvent la taire à leur guise et que leur volonté commande en souveraine.

Non le matérialisme historique n’est pas une école de fatalisme stupide, de résignation et d’inactivité. Il est au contraire ‒ et le professeur Andler la bien dit ‒ un appel à notre énergie de vivre : « Il amène une orientation de toute pensée vers la pratique et de toute pratique vers l’organisation réfléchie. » Il opère la synthèse de la matière et de l’esprit, de l’action et de la pensée, de la pratique et de la théorie. Il opère aussi, comme l’a montré Kautsky, la synthèse des sciences de la nature et des sciences morales, soumises désormais aux mêmes lois. Et comme il n’y a jamais pour lui de résultats définitifs, comme il est essentiellement le matérialisme du devenir, comme il exclut tout dogmatisme et, partant, tout conservatisme, le même Andler a pu dire qu’avec lui a été fondée « la méthode révolutionnaire éternelle ».

Dans la dernière de ses onze Notes sur Feuerbach, qui marquent si curieusement sa rupture avec le matérialisme abstrait et doctrinaire (1845), Marx a écrit : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; or, il importe de le changer. » En même temps qu’un penseur avide de comprendre le monde Marx était un révolutionnaire avide de le changer. Cherchant à expliquer l’apparition du prolétariat dans l’histoire, il s’était élevé par degrés à une interprétation générale mettant à la base de tout processus historique les compétitions des classes entre elles, leurs luttes acharnées, souvent sanglantes, pour la prééminence et le pouvoir. Quant aux classes, elles-mêmes, il avait discerné, d’une part, qu’elles sont liées, dans leur développement, à des modes de production déterminés ; d’autre part, que leurs compétitions ne font que traduire socialement des collisions inévitables entre un mode de production qui se transforme et des formes de propriété qui restent fixes, ‒entre l’économie et le droit.

En bref, Marx avait découvert que la clé de l’histoire, c’est l’économie qui la donne, ‒ l’économie et non la politique, et non la religion, le droit ni l’idéologie ‒et qu’un bon historien doit avoir, pour bien faire, approfondi l’économie.

Mais encore une fois, il importait moins au Jeune Marx de comprendre le monde que de le changer. Il ne fut

pas long à se rendre compte qu’il avait en main, avec le matérialisme historique, une méthode d’action révolutionnaire d’une incalculable portée.

Dans quel état se trouvait le socialisme lorsque Marx et Engels, fuyant l’atmosphère prussienne, se retrouvèrent à Bruxelles en 1845 et commencèrent à échanger leurs vues ? Les écoles, les sectes, les sociétés plus ou moins secrètes pullulaient. Elles n’avaient pas une idée commune. Elles étaient sans prise sur les masses ; l’agitation ouvrière grandissait à leur insu. Le saint-simonisme n’était plus qu’un souvenir, une pièce de musée ; ses disciples s’étaient dispersés. Le fouriérisme, grâce à Considérant, gardait une certaine vigueur, mais n’attirait que des petits bourgeois ; son idéologie compliquée laissait indifférent l’ouvrier. Cabet était autrement populaire, à cause de la simplicité de son communisme sentimental, mais il songeait moins à organiser les prolétaires en parti de classe qu’à réaliser pacifiquement son Icarie. En Angleterre, Owen était depuis longtemps dépassé, mais le mouvement chartiste, tout en offrant l’exemple du premier grand mouvement politique de la classe ouvrière, manquait d’idées doctrinales, ne voyait pas au-delà du suffrage universel. En France et chez les ouvriers allemands disséminés à l’étranger, nombreux étaient les groupements communistes révolutionnaires, mais là encore la doctrine prêtait le flanc, du point de vue de la science, aux plus graves critiques, ‒et les moyens tactiques étaient à l’avenant : Weitling n’avait-il pas imaginé un plan d’attaque consistant à délivrer les criminels des prisons et à les lancer à l’assaut du régime ? Tout prolétariens que fussent ces premiers groupements ‒débris de la Société blanquiste des Saisons ou de la Ligue allemande des Justes, ‒aucun ne semblait se douter de la mission assignée par l’histoire elle-même aux prolétaires en tant que classe, aucun ne croyait encore à l’avenir révolutionnaire du prolétariat et donc à la nécessité de l’organiser et de l’instruire.

Si diverses à tant de titres, ces écoles d’avant 48, ces sectes fermées, ces conspirations impuissantes avaient pourtant deux traits communs : d’abord leur attitude critique à l’endroit de la société bourgeoise, de l’industrialisme et de la concurrence ; puis, le caractère primitif, utopique, de leurs programmes et de leurs méthodes.

En ce qui concerne l’attitude critique, rien à objecter certes, et Marx n’a fait le plus souvent que suivre la voie des précurseurs. Mais il devait écarter sans pitié tout ce qui était inconsistant, illusoire sentimental contraire aux données de la science et de l’économie, en un mot tout ce qui était utopique. « Il fallait démontrer ‒ écrira-t-il plus tard, et effectivement il démontra ‒ que ce qui était en question, ce n’était pas l’application d’un système utopique quelconque, mais la participation consciente à l’évolution historique de la société qui se passe sous nos yeux ».

Or, l’évolution historique que Marx avait sous les yeux, de quoi était-elle faite ? De la croissance simultanée ‒singulièrement sensible en Angleterre, où Engels avait pu l’analyser à loisir ‒ d’un mode de production capitaliste, d’une bourgeoisie maîtresse des instruments de production, et d’un prolétariat salarié. ‒ Participer à l’évolution historique « qui se passe sous nos yeux », ce ne pouvait être que participer à la lutte de classe des prolétaires, des salariés, contre le mode de production capitaliste et contre la puissance grandissante de la bourgeoisie, encore renforcée par l’appui que lui prêtait l’État. Et c’est à cette « participation consciente » que Marx appela les communistes révolutionnaires. Abandonnez les sectes, leur dit-il, ces cellules sans air ni lumière sont « étrangères à toute action réelle, à la politique, aux grèves, aux coalitions, bref, à tout mouve-