militants doivent chercher une partie des éléments de la solution. Nous disons une partie, car la lecture des ouvrages et des journaux n’est pas tout, l’essentiel est de vivre intensément en observant la vie tout autour de soi. ‒ E. Delaunay.
MASSES (psychologie des). Le mot masses figure fréquemment dans la littérature libertaire. On y parle souvent du rôle des masses, de l’action des masses, de la création des masses, etc. La plupart des anarchistes estiment, en effet, que les grandes transformations sociales, ‒ la révolution sociale surtout ‒ sont, en dernier lieu, l’œuvre des vastes masses humaines mises en mouvement par certains facteurs économiques, politiques, sociaux ou autres, et développant alors une énorme activité, aussi bien destructive que positive et créatrice.
Toutefois, cette opinion est infirmée ou même contestée de différents côtés. Pour beaucoup de gens, pour beaucoup d’anarchistes même, le fait reste douteux. Pour eux, les transformations sociales ou les révolutions sont plutôt l’œuvre ou d’une minorité « éclairée et agissante », ou de certains individus supérieurs et des coalitions de tels individus (réformateurs, hommes d’État, partis politiques, etc.) ; et quant aux masses, elles ne sont et ne peuvent être que de simples exécuteurs des idées et des dispositions de ces individus ou de ces minorités.
Dès lors, une étude plus approfondie et plus précise de la question s’impose.
Tout d’abord, ce sont nos adversaires doctrinaires, les « marxistes » (socialistes, « communistes » ) qui nous reprochent le vague de notre terme préféré : masses. Ils parlent, eux, moins volontiers des masses (notion trop vaste et imprécise, disent-ils), que du prolétariat ou de la classe ouvrière (notions moins vastes et plus précises, parait-il). Et cette classe ouvrière doit, d’après eux, être guidée, conduite justement par une minorité éclairée et agissante : le parti politique et ses dirigeants.
Disons tout de suite que les discussions purement théoriques avec les marxistes perdent actuellement, tous les jours davantage, leur intérêt et leur importance d’autrefois. En effet, la solution du problème se poursuit déjà sur le terrain même de la vie. C’est l’expérience vive et immédiate qui s’en est saisie et qui est plus concluante que n’importe quelle argumentation théorique.
Cette expérience ‒ je parle des événements en Russie et de leur répercussion dans d’autres pays ‒ nous fournit deux conclusions décisives.
La première est celle-ci : Toute transformation sociale de vaste envergure ‒ d’autant plus une révolution sociale ‒ reste stérile si une minorité « éclairée » s’en empare pour la guider et la diriger. Car, dans ce cas, le phénomène suivant se produit fatalement : les masses sont obligées de céder leur initiative et leur liberté d’action à la minorité ; or, cette dernière, dont l’activité se substitue ainsi à celle des masses se montre impuissante à résoudre les gigantesques problèmes qui surgissent de tous côtés et qui exigent, précisément, le concours libre des millions d’énergies et d’initiatives. Se cramponnant quand même à son autorité néfaste et opprimant de plus en plus les masses, la minorité finit par acculer la révolution à une impasse sans issue. Telle est, une fois de plus dans l’histoire humaine, la grande leçon de la révolution russe. Elle patauge dans l’impuissance parce qu’elle remet son sort entre les mains d’Une minorité « éclairée et agissante » traitant la masse en simple exécutrice de ses décisions et prescriptions maladroites, incompétentes et finalement régressives.
L’autre conclusion n’est pas moins significative. Les bolcheviks eux-mêmes, et ensuite les « communistes » des autres pays, durent reconnaître que « la base de la révolution » devait être « élargie ». La « classe ouvrière » est appelée aujourd’hui à « faire bloc », non seulement avec les paysans, mais même avec la petite bourgeoisie. Cette thèse ‒ « l’élargissement de la base de la révolution » ‒nous intéresse en tant qu’elle se rapproche, après l’expérience faite, de notre idée qui est la suivante : La révolution sociale est l’œuvre non seulement de la classe ouvrière (qui elle-même est loin d’être homogène socialement et idéologiquement), mais de très vastes masses humaines comprenant une grande partie de la classe ouvrière, une partie de la population paysanne (dont l’importance numérique varierait selon le pays), et aussi de nombreux autres éléments : bourgeois (rompant avec leur classe, bien entendu), intellectuels (tels Lénine, Trotsky et autres), etc., etc., qui, s’aidant (et non pas dirigeant) les uns les autres, finiront par aboutir.
Les socialistes « modérés » pourraient objecter que l’expérience des bolcheviks n’est pas probante, ces derniers ayant faussé les idées de Marx, du socialisme et de la révolution. Pour notre controverse, cette objection serait sans valeur, la différence entre les socialistes ‒ bolcheviks et les socialistes modérés ne portant que sur les méthodes d’action et non pas sur le principe même d’une minorité « consciente » et « supérieure » guidant et dirigeant les masses.
Ce qui nous importe et nous intéresse beaucoup plus, c’est la divergence d’opinions et un certain flottement qui existent, par rapport aux masses, dans nos propres milieux.
Comme déjà dit, assez nombreux sont les anarchistes qui éprouvent à l’égard des masses un sentiment de doute, de méfiance, même d’hostilité. Certains vont plus loin encore, jusqu’à dédaigner, mépriser, voire haïr les masses. (Voir : Foule). Pour eux, la masse est bête, moutonnière, lâche, veule, perfide, incapable de la moindre initiative ou action créatrice, capable par contre des crimes les plus cruels, les plus stupides, les plus crapuleux. Ces camarades s’appuient surtout sur les faiblesses et les mauvaises actions des masses, fort connues dans l’histoire ancienne et moderne des sociétés humaines : inconscience, insouciance, crédulité, inconstance, légèreté, veulerie, absence d’idéal, d’indépendance morale et de résistance, manque de courage, conduite lâche, trahisons, actes de cruautés, pogromes, assassinats, lynchage etc., etc…
Toutefois, il ne suffit pas de constater le fait : il s’agit de l’expliquer, de le comprendre. Il est grand temps qu’on pousse le problème des masses à fond. Il faut chercher à le résoudre pour ne plus flotter dans l’incertain, comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Tâchons de l’éclaircir, dans la mesure de nos moyens. D’abord, quelques considérations d’ordre général.
Les masses ont des faiblesses, elles commettent de mauvaises actions, même des crimes. C’est un fait. Mais l’histoire et la vie nous disent aussi que les masses ont des qualités, qu’elles sont capables de bonnes actions également, d’actes courageux, même héroïques. C’est un autre fait. Donc, ce que nous pourrions constater en toute impartialité, serait ceci : les masses ont des faiblesses et des qualités, elles commettent de bonnes et de mauvaises actions. Entre ceux qui citent des faits pour démontrer que la masse est foncièrement bonne, et ceux qui font autant pour soutenir qu’elle est foncièrement mauvaise, toute discussion serait, par conséquent, vaine et stérile. Les uns et les autres y apporte-