l’aboutissement d’une longue évolution. L’ancien état de choses ne correspondant plus aux besoins nouveaux de la société, une organisation nouvelle devait s’imposer, nécessairement. Quelle allait être cette organisation ? Sur quelles bases idéologiques allait-elle s’appuyer ! Pouvait-on innover réellement ? Lorsque l’homme, pris dans le tourbillon social, est désemparé, il se tourne vers le passé pour y chercher du réconfort et des exemples. Thucydide, faisant parler Périclès (voir plus haut), n’avait-il pas demandé que « tous soient égaux devant la loi ?… etc). La cité antique fut la vieille fée qui présida à la naissance de la société nouvelle. Déjà, dès le xviie siècle, les mots de liberté et d’égalité avaient, auprès des cœurs justes et sensibles, une saveur particulièrement agréable ; et ceux qui souffraient d’exactions et de misère les chérirent plus que tout. Et puisqu’on parlait de patrie, on assista à l’éclosion de cette idée qu’il « n’y a de patrie que là où il y a liberté ». C’est l’époque où La Bruyère se permet d’écrire — sans grand danger, car l’autorité semblait établie sur le roc — : « Il n’y a point de patrie dans le despotisme ; d’autres choses y suppléent : l’intérêt, la gloire, le service du prince ». Et encore : « Que me servirait,… comme à tout le peuple, que le prince fut heureux et comblé de gloire, par lui-même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste et inquiet, j’y vivais dans l’oppression ou dans l’indigence. » (Du Souverain ou de la République, chapitre X.) Puis vinrent les philosophes, les encyclopédistes, précurseurs des temps nouveaux. Témoins vibrants de l’injustice sociale, — nourris d’autre part des souvenirs de l’antiquité, — ils rêvaient un ordre social où dans la liberté et dans l’égalité, régnerait la « vertu » parmi les hommes. Leur idée était que « l’existence d’une patrie digne de ce nom suppose des lois, la liberté, l’abolition du despotisme » (Aulard). Ils s’emparèrent donc du mot patrie, le hissèrent au pinacle et il synthétisa toutes leurs généreuses aspirations ; après eux, le peuple l’adopta d’enthousiasme. Désormais la patrie vivait dans les cœurs comme Dieu vit dans celui des croyants. C’est Montesquieu qui écrit : « Ce que j’appelle la vertu dans la République est l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité » (Esprit des Lois). C’est Voltaire qui dit : « On a une patrie sous un bon roi ; on n’en a point sous un méchant. » (Diet. phil.) Et Rousseau : « La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu ni la vertu sans les citoyens ; vous aurez tout si vous formez des citoyens ; sans cela vous n’aurez que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l’État. » (Article Économie politique dans l’Encyclopédie).
Au fur et à mesure que se déroulèrent les événements révolutionnaires, les « patriotes », comme on disait, — c’est-à-dire la majeure partie des Français qui avaient bénéficié du changement de régime — crurent réellement que s’élaborait l’âge d’or. Les trois ordres « ces trois nations ont souvent exprimé et expriment souvent le sentiment qu’ils font partie d’une seule et même nation. La nation, la patrie, voilà leur mot de ralliement le plus fréquent » (Aulard). (Remarquer en passant la synonymie des mots : patrie, nation. Voir ce dernier mot.) Presque tous étaient persuadés de la prochaine disparition des classes sociales. La Liberté, L’Égalité, voilà la patrie nouvelle ! Les nobles de Touraine, par exemple, fiers de leur « patriotisme », déclarent dans leurs cahiers — sincèrement ou non ; mais qu’est-ce que cela leur coûtait ? — qu’ils sont « citoyens avant d’être nobles ». Le clergé aussi, dans son cahier au bailliage de Sens, proteste de son « zèle patriotique ». Le Tiers est prodigue du mot patrie qu’il identifie avec Royaume, France, Empire, Empire français, rarement pays. Le mot qui triomphe est Nation. (Aulard.) Des événements comme la nuit du 4 août contribuèrent à affermir cette idée que tous les Français, n’ayant
À Pllobstein (Alsace), on vit les ecclésiastiques catholiques et protestants s’embrasser en public ; à Clamecy, le 27 mai 1790 « l’accolade fraternelle est reçue et rendue dans tous les rangs ». Mais le bouquet fut, sans contredit, la Fête de la Fédération au Champ de Mars à Paris : Tous les députés s’embrassèrent à l’envie. On cria : Vive le Roi ! Vive l’Assemblée Nationale ! Vive la Nation ! « La Fayette fut embrassé : les uns lui baisèrent le visage, les autres les mains ; d’autres, l’habit. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à remonter à cheval. Alors tout fut baisé : ses cuisses, ses bottes, les harnais du cheval et le cheval lui-même. » (Dans : Les Révolutions de Paris.) La raison ? La Fayette venait de prêter serment sur l’autel de la Patrie !
L’illusion de la liberté et de l’égalité ; l’illusion de la démocratie par le suffrage universel ; l’illusion d’un intérêt commun unissant des hommes que le hasard a fait naître en un endroit délimité par ce qu’on appelle des « frontières », qu’on ose quelquefois qualifier de « naturelles » ; les carnages périodiques pour amalgamer le tout, et voilà la Patrie ! C’est l’héritage de la Révolution. Démocratie ? Citons encore Robespierre : « Qu’est-ce que la Patrie — Si ce n’est le pays où l’on est citoyen et membre du souverain ? Par une conséquence