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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/16

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PAT
1982

du même principe, dans les États aristocratiques le mot patrie ne signifie quelque chose que pour les familles patriciennes qui ont envahi la souveraineté. Il n’est que la démocratie où l’État est véritablement la Patrie de tous les individus qui la composent, et peut compter autant de défenseurs intéressés à sa cause qu’il renferme de citoyens. » (Rapport du 18 pluviose An II.)

Défenseurs intéressés ? Aulard n’hésite pas à écrire : « On peut dire que cette guerre (1870) a achevé la fusion des Français, l’unité morale de la France, consacré la patrie nouvelle, la patrie telle que la Révolution l’a faite. On a le sentiment que la récente guerre mondiale a cimenté à jamais cette patrie. »

Eh bien non ! Le dogme de la patrie est mortellement atteint.

La raison toute puissante l’a condamné depuis longtemps ; et l’on peut affirmer, au contraire, que la dernière guerre, par les souffrances qu’elle a semées, par les révolutions qu’elle a suscitées, par les conséquences économiques qu’elle a engendrées, a détruit l’idée de patrie en exacerbant les intérêts antagonistes qui opposent toujours les deux classes sociales : celle des possédants et celle des prolétaires.

II. — Qu’est-ce que la Patrie ? — a) Le point de vue officiel. — En ces temps d’instruction laïque et obligatoire il n’est pas difficile de savoir ce qu’est la Patrie. Il suffit d’ouvrir un quelconque manuel « d’instruction civique et morale » à l’usage des perroquets de nos écoles primaires. Voici, par exemple, ce que dit un de ces catéchismes : « Notre patrie, c’est la terre où sont nés nos parents, c’est le village que nous habitons, c’est la France entière avec ses grandes villes et leurs monuments, chefs-d’œuvre du génie national. Notre patrie est encore autre chose ; c’est une grande famille formée de citoyens libres, ayant la volonté de vivre ensemble librement, sans subir le joug de l’étranger. C’est l’ensemble de tous ceux qui portent le nom de Français et qu’unit la communauté de langue, de mœurs, de lois et de sentiments ; c’est l’histoire du pays avec ses gloires et ses revers, ses institutions successives et le souvenir de ses grands hommes. » (Cité par C.-A. Laisant).

Procédons méthodiquement et voyons si la patrie est bien tout ce qu’on nous dit dans l’extrait ci-dessus et dans quantité d’autres du même genre. Nous essayerons de n’omettre aucune des définitions données.

C’est la terre où nous sommes nés. — S’il en est ainsi, notre patrie se limite à bien peu de chose : un village, une ville, quelques arpents de terrain. Elle ne peut pas être à la fois Paris et Marseille, les montagnes de la Haute-Savoie et la lande bretonne. Certes, l’homme reste fidèle au petit coin de terre qui a vu ses premiers pas, mais cet amour du village natal n’expliquera jamais l’amour d’un vaste pays aux aspects divers et qui lui resteront quelquefois toujours ignorés.

C’est la terre des ancêtres. — Les ancêtres, qui est-ce ? Viennent-ils tout droit de Vercingétorix ou des Romains, des Francs, des Arabes, des Espagnols, des Autrichiens, etc… ? Etaient-ils catholiques, protestants, jansénistes, Jacques, chouans, révolutionnaires ? Les ancêtres ? J. Richepin est sans doute dans le vrai, qui dit :

On n’est fils de personne, on est fils du destin,
Qui mit un spermatozoïde aveugle dans l’ovaire. »

C’est le pays des gens de notre race. — Il faut être un Bazin pour affirmer des niaiseries dans le genre de celles-ci : « …Les origines du peuple alsacien sont celtiques… Les dernières recherches accusent 70 % d’Alsaciens bruns, c’est-à-dire Celtes, contre 30 % d’Alsaciens blonds, c’est-à-dire Germains. » La race ! Ce mot n’a pas de sens. En ce qui concerne la France, nous lisons ceci dans l’Encyclopédie : « Le groupe linguistique latin ou roman qui comprend les Français du Nord, les Languedociens-Catalans, les Espagnols, les Portu-

gais-Galego, les Italiens, les Romanches ou Latins et les Roumains, n’offre aucune unité de type physique, non seulement, dans son ensemble, mais même dans chacun des sept groupes secondaires que nous venons d’énumérer. Ainsi, parmi les « Languedociens-Catalans » on constate la présence de trois races au moins : occidentale ou cévenole, qui domine sur le Plateau Central en France ; littorale ou atlanto-méditerranéenne, prédominante en Provence et en Catalogne ; Ibéro-insulaire que l’on trouve dans l’Angoumois comme en Catalogne, etc. »

C’est la terre où l’on parle la même langue. — Cela ne tient pas. Il y a des Français qui ne parlent pas français (Alsaciens, Bretons, Provençaux, Basques, Corses, etc…). Les Suisses ont trois langues. Les Américains des États-Unis parlent anglais et ne portent pas toujours l’Angleterre en leur cœur ; de même les Irlandais. Voir aussi la République Argentine et l’Espagne ; le Brésil et le Portugal, etc…

C’est l’ensemble d’un territoire limité par des frontières. — Qu’est-ce qu’une frontière ? Une ligne de poteaux ne limite rien. Le Rhin unit les peuples plutôt qu’il ne les sépare. De même tout autre fleuve. De même la mer. De même une chaîne de montagnes. Paquebots, avions, tunnels, T. S. F. et l’on parle frontières ! Frontières variables avec la fortune des armes ou à la suite de marchandages diplomatiques qui font un Alsacien, Allemand ou Français ; un Polonais, Russe ou Allemand ; un Autrichien, Yougo-Slave, Tchéco-Slovaque, ou… sans-patrie ! Est-ce la frontière qui empêche que Guernesey ou Jersey soient françaises et la Corse italienne ?

C’est une sorte de communion d’idées, de sentiments, de goûts, de mœurs qui fait qu’on veut vivre ensemble. — Communion d’idées entre les catholiques et les protestants ? Mêmes sentiments les cléricaux et les libre-penseurs ? Les nationalistes et les communistes ? Mêmes goûts la cocotte de luxe et Mme Curie ? Mêmes mœurs, paysans et citadins, religieuses et prostituées, capitalistes et ouvriers ? Ah ! Plutôt mêmes idées, mêmes sentiments, mêmes goûts, mêmes mœurs, catholiques du monde entier et protestants, et communistes, et généraux, et prostituées, etc. On n’aime vivre qu’avec gens de son milieu. Qui se ressemble s’assemble.

C’est une association d’hommes formés selon les mêmes règles d’éducation. — D’abord, il y a une règle différente pour les riches (lycées, collèges, enseignement supérieur) et pour les pauvres (enseignement primaire). Il y a ensuite absence de règles pour ceux qui sont restés illettrés. Enfin, quel que soit le mode d’éducation, il y aura toujours des délicats et des mufles.

C’est un groupe d’êtres du même type avec défauts et qualités qui les caractérisent. — Le Français idéaliste, n’est-ce pas ? L’Anglais commerçant ; l’Allemand pratique, l’Italien fourbe — à moins que ce ne soit le contraire. Tout cela est bien conventionnel. Voilà un mode de penser en série qui dispense de penser. Est-ce que Tartufe n’est pas de tous les pays ? Et Harpagon ? Et M. Jourdain, et Boubourouche ? Et… ?

C’est l’héritage littéraire, scientifique, artistique légué par nos grands hommes. — Oui, la France de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, de Pasteur. Sur cent Français, quatre-vingt-dix ne se sont assignés dans la vie que le profit, et se moquent de tout cela. C’est un héritage qu’ils laissent à d’autres — à des « étrangers » souvent — et puis, le génie de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, etc., de même que celui d’Homère, de Socrate, de Shakespeare, de Wagner, de Tolstoï, de Marconi, etc. n’appartient-il pas à tous les temps et à tous les pays ? « L’univers est la patrie d’un grand homme » disait l’abbé Raynal. D’autre part il n’existe aucune similitude de pensée