leur intérêt. Où est la patrie de l’agriculteur « qui fait imposer les produits étrangers, nuit aux individus de sa patrie, car il les oblige ou à se priver de ses produits ou à en réduire l’usage. Pour lui, la patrie est son intérêt personnel. » (Hamon). C’est l’intérêt de l’agriculteur qui fait la politique de la vie chère, qui hérisse le pays de barrières douanières, qui sème la misère parmi les prolétaires. Où est la patrie de l’inventeur « qui vend à l’étranger son invention utile ou nécessaire à la défense nationale, lèse les individus de la même patrie que lui. Il a pour patrie son seul intérêt. » (Hamon). Où est la patrie du politicien ? « Celui qui brûle de l’ambition d’être édile, tribun, rhéteur, consul, dictateur, crie qu’il aime sa patrie, et il n’aime que lui-même. » (Voltaire). Il n’est pas de plus ardent patriote allemand que l’aventurier autrichien Hitler. Où est, d’une façon générale, la patrie du possédant de celui qui, « directeur, administrateur, actionnaire d’une société industrielle, commerciale ou financière, vend des canons, des cuirassés, des obus, des poudres, qui prête de l’argent à des patries étrangères, n’agit pas en patriote, mais en individu soucieux de son seul intérêt ? Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon)
Et maintenant, où est la patrie de ceux qui n’ont rien de ceux que nul intérêt ne pousse à s’abriter derrière ce paravent ? Nous pouvons affirmer que cette patrie n’existe pas. Nous avons, là dessus, l’aveu du plus cynique des politiciens (Clemenceau) : « Après tout, les anarchistes ont raison ; les pauvres n’ont pas de patrie. (Aurore, 17 janvier 1897) ».
« La Patrie, écrit G. Darien dans son livre : La belle France, aujourd’hui — et, hélas ! depuis si longtemps ! — la Patrie, c’est la somme des privilèges dont jouissent les richards d’un pays. Les heureux qui monopolisent la fortune ont le monopole de la patrie. Les malheureux n’ont pas de patrie. Quand on leur dit qu’il faut aimer la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut aimer les prérogatives de leurs oppresseurs ; quand on leur dit qu’il faut défendre la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut défendre les apanages de ceux qui les tiennent sous le joug. C’est une farce abjecte. C’est une comédie sinistre. »
Et La Mothe-le-Vayer disait déjà, en 1654, que la patrie était « une erreur utile et une tromperie nécessaire pour faire subsister les empires ou toute sorte d’autres dominations. » Pour les foules, cependant le mot et la chose existent, dira-t-on. Eh oui ! La sottise aux mille têtes grimaçantes a créé cette déité : La Patrie ; et les foules se prosternent devant elle. Elles croient à la Patrie comme elles croyaient à Jupiter, à Jéhovah, à Moloch… Mais hors de là, la patrie est inexplicable. « Je dirai que la Patrie n’est point une division administrative et qu’il y a, dans ce qui la constitue, un élément divin, qui échappe à nos prises et déjoue nos calculs. » (René Bazin). Voilà l’aveu. C’est aussi le sentiment de C. Bouglé, qui écrit : « La supériorité de l’amour de la patrie c’est qu’il est irraisonné. » (Brunetiére). Le patriotisme serait le meilleur exemple de ces « croyances » qui sont nécessaires au peuple sans qu’elles soient démontrables. Il rentrerait dans la catégorie des instincts sublimes qui dépassent et dominent l’intelligence. De ce point de vue, chercher pourquoi nous devons aimer la patrie, soumettre ce sentiment au raisonnement, ce serait peut-être une œuvre vaine et sacrilège. « Après cela il ne nous reste plus à nous, anarchistes, qui nions tous les dieux et nous gaussons des pirouettes de leurs thuriféraires, qu’à tirer l’échelle et à chanter avec Percheron :
…Patrie et Famille ! Des mots
Qu’ont inventés les égoïstes,
Que nous ont dorés les sophistes
Et dont se sont épris les sots.
III. — Il n’y a pas de Patrie. — Depuis qu’il y a des hommes qui pensent, la patrie est jugée. Aussi, nous nous excusons, pour terminer, de citer quelques écrits résumant, à ce sujet, le sentiment des esprits indépendants de tous les temps et de tous les pays.
La Mothe-le-Vayer écrivait : « Anaxagore montrait le ciel du bout du doigt, quand on lui demandait où était sa patrie. Diogéne répondit qu’il était cosmopolite ou citoyen du monde. Cratès le Thébain, ou le Cynique, se moqua d’Alexandre qui lui parlait de rebâtir sa patrie, lui disant qu’un autre Alexandre que lui la pourrait venir détruire pour la seconde fois. Et la maxime d’Aristippe, aussi bien que de Théodore, était qu’un homme sage ne devait jamais hasarder sa vie pour des fous, sous ce mauvais prétexte de mourir pour son pays. » Nous lisons dans Montaigne (Essais liv. III chap. IX) : « Non parce que Socrate l’a dit, mais parce que, en vérité, c’est mon humeur, et à l’aventure, non sans quelque tort, j’estime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un Français. » Fénelon lui-même n’hésitait pas à proclamer que « chacun doit infiniment plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu’à la patrie particulière dans laquelle il est né. » (Socrate et Alcibiade). Et Diderot : « Vaut-il mieux avoir éclairé le genre humain qui durera toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir ? » (Claude et Néron). Lamartine, mieux inspiré dans sa Marseillaise de la paix que dans ses actes politiques, s’écriait :
« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie,
La Fraternité n’en a pas. »
Et Tolstoï : « Quand je songe à tous les maux que j’ai vus et que j’ai soufferts, provenant des haines nationales, je me dis que tout cela repose sur un grossier mensonge : l’amour de la Patrie. »
Ah ! Détestons ce mot de patrie ! Même quand il semble partir d’un bon sentiment, méfions-nous ! Derrière lui, il y a toujours l’esprit religieux qui sommeille. “Patrie des Travailleurs” disent les communistes en parlant de l’U. R. S. S. Ne sentez-vous pas l’hydre renaître dans ces quelques mots ? “Patrie Humaine” ! Proclament de bons camarades. Oui, certes, mais pas avant que soit à jamais abolie cette monstruosité sociale (au siècle où la machine est susceptible de libérer l’individu) : l’exploitation de l’homme par l’homme. Et en conclusion, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire la belle page de Charles Albert, toujours d’actualité : « Quand les bourgeois nos maîtres actuels s’emparèrent du pouvoir, il y a plus d’un siècle, ils savaient très bien que la religion, c’est-à-dire le fanatisme, était un excellent moyen de gouverner les hommes. Aussi s’empressèrent-ils de remplacer le fanatisme Dieu qu’ils avaient eux-mêmes à peu près ruiné par le fanatisme Patrie. Quand nous sommes encore tout petits on nous inculque avec beaucoup de soin l’amour de la patrie. Mais on a bien soin que ce mot ne corresponde à rien de précis, qu’il soit pour nous quelque chose d’indéterminé et de vague. C’est l’idole terrible et mystérieuse à laquelle on nous ordonne de tout sacrifier, sans que nous puissions comprendre pourquoi. À grand renfort de tirades enflammées, on nous rend esclaves d’un mot, d’un mot vide de sens. On pourra ensuite faire dire à ce mot tout ce que l’on voudra, abriter derrière lui tout ce qu’on aura besoin d’y abriter. On n’aura plus qu’à le prononcer pour nous conduire à toutes les aventures, pour nous faire absoudre tous les crimes. Et c’est ce qui est arrivé.
« Au moyen du mot patrie on nous berne et on nous gruge, on nous asservit et on nous abrutit, on nous malmène et on nous affame, de père en fils, depuis plus d’un siècle. Il n’y a pas d’infamie ou de cruauté, d’affaire véreuse, de programme menteur, d’institution