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grecs ; on invente l’imprimerie, on découvre de nouveaux mondes. De ce fait, l’esprit critique s’éveille.

Aux xvie et xviie siècle, le scepticisme intuitif et subtil de Montaigne prépare le doute méthodique de Descartes. Chez ce dernier, chez Galilée, la science, au lieu de chercher son point d’appui dans l’autorité, dans la tradition, devient à la fois expérimentale et déductive. En résulte-t-il que l’on conçoit le progrès comme illimité ? Non. « L’idée mère de Descartes, qui sera encore la chimère de Leibniz, c’est réellement l’idée d’une machine logique qui ouvre toutes les portes du savoir et qui périme les tâtonnements séculaires, avec leur résidu : les livres. »

Ce qui prévaut, au xviie siècle, c’est moins l’idée de Progrès que celle d’un état de perfection qui, une fois atteint, ne laissera à l’homme rien d’autre à faire que vivre heureux et tranquille, dans l’attente de la béatitude qui lui est promise.

Au xviiie siècle encore, la foi au progrès est loin d’être générale. Rousseau voit toujours dans l’état de nature la condition de la vie heureuse.

Turgot, Helvétius, Diderot se font une autre idée du progrès ; ils ne séparent pas le progrès individuel du progrès social. Mais, pour que le principe du progrès soit accompagné de la conception des moyens de réalisation, il faut arriver à Condorcet qui, dans l’Esquisse du tableau historique des progrès de l’esprit humain, donne à l’idée son expression la plus complète. « Condorcet prévoit une marche générale des sociétés vers l’égalité : égalisation des nations et des races humaines ; égalisation des individus dans chaque société, le morcellement des héritages nivellera les fortunes ; l’art d’instruire s’améliorera… La vie humaine durera plus longtemps grâce à une meilleure hygiène. On peut même espérer un développement supérieur des facultés intellectuelles de l’homme et de ses facultés morales. » Telle devait être l’œuvre de la Révolution. « Mais celle-ci n’amènera pas le repos dans la perfection : au contraire, elle fait la voie libre au progrès désormais irrésistible et ininterrompu. » (E. Dupréel).

Au xixe siècle, par crainte de nouvelles révolutions, chez de Bonald et de Maistre, par déception, chez les libéraux, on constate d’abord une régression de l’optimisme. Puis Comte reprend la tradition des philosophes, en mettant l’accent sur l’aspect intellectuel de la civilisation. À l’exemple de Condorcet, d’ailleurs, mais à l’encontre de celui-ci, il fixe un terme au progrès : le jour où la société aura été organisée conformément au schéma positiviste qu’il propose, dont la réalisation n’exigerait pas plus de 25 années, après quoi l’ère des révolutions serait close dans tout l’univers.

Le transformisme, les doctrines évolutionnistes qui prennent consistance dans la deuxième moitié du siècle dernier redonnent enfin une nouvelle vigueur à la notion de progrès indéfini, en l’étendant même à toute la nature. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit de la part d’illusion que comporte cette conception anthropocentrique.

L’opinion qui a régné au sujet du progrès a toujours obéi à un certain rythme, suivant que les inventions techniques, la prospérité, la paix facilitent l’existence et incitent à l’optimisme, ou que la stagnation de l’industrie, la misère, la guerre, la rendent plus dure et provoquent le pessimisme.

Aujourd’hui, pour la première fois peut-être dans l’histoire, nous voyons le développement de la science, l’abondance des ressources naturelles, l’accroissement de la production devenir causes de détresse et nous faire douter de l’avenir.

L’habileté technique – tours de mains et de métiers – a, dès les premiers âges, porté l’homme à se singulariser ; et la monopolisation des découvertes en limitait l’essor. La science, au contraire, qui ne peut pro-

gresser que grâce à l’échange des idées, tendait à leur généralisation et aboutissait à doter l’humanité d’un fonds commun, à la socialiser.

Ce qui caractérise l’époque moderne, après François Bacon, empiriste, et Descartes, rationaliste, c’est la conjonction de la science et de la technique. Au milieu du xviiie siècle, la plupart des philosophes et les savants sont expérimentateurs, souvent même constructeurs de mécanismes.

Le but des deux fonctions, l’une pratique, l’autre théorique, jadis distinct, est le même aujourd’hui : fortifier la personnalité de l’homme, en lui donnant la maîtrise des forces naturelles, mettre de l’ordre dans le milieu et systématiser l’activité individuelle, dans la mesure nécessaire à l’harmonie de l’ensemble de la société, libérer les tendances particulières en ménageant les initiatives, en cultivant l’esprit d’invention ; au total, élever le niveau, assurer la sécurité de l’existence.

De l’accord entre les deux disciplines, si longtemps rivales, on était en droit d’attendre les plus grands bienfaits : d’abord une suppression des classes sociales, l’effacement de la distinction entre intellectuels et manuels.

D’où vient que l’époque à laquelle l’essor des sciences appliquées offrait à l’humanité de telles possibilités de bonheur soit précisément celle des plus insupportables inégalités, de la plus alarmante insécurité ?

C’est qu’il s’est produit, par l’effet même de la survivance des inégalités anciennes, une confusion entre les moyens et la fin, qui devait accroître les différences au lieu de les niveler. Plutôt que de s’appliquer à perfectionner la nature humaine, on a recherché la multiplication des richesses susceptibles d’être appropriées.

Accroissement incohérent et démesuré du rythme de la production et de sa masse, confiscation capitaliste des sources d’énergie naturelles et gaspillage de celles qui ne sont que des réserves limitées léguées par les temps révolus, rationalisation dont la dégénérescence est le terme, tout cela constitue notre civilisation quantitative qui n’a du progrès que l’apparence.

Le Progrès humain, qui n’implique nullement le renoncement aux conquêtes de la science, exige avant tout le retour à une civilisation qualitative ayant pour but le développement de la personnalité humaine, lié à l’enrichissement d’une société qui dominera son œuvre, au lieu de se laisser écraser par elle. — G. Goujon.


PROGRÈS. Étant donné l’article qui précède, je me bornerai à quelques réflexions personnelles. Notons avant tout que le mot progrès se classe parmi les très nombreux termes qui, tout en étant employés à tort et à travers, tout en ayant l’allure d’un désignatif clair et précis, sont, en réalité, désespérément vagues, ce qui donne lieu à des interprétations non seulement différentes, mais chaotiques et même contradictoires.

Malgré le nombre considérable d’auteurs qui ont cherché et qui cherchent toujours à établir la notion du progrès, à construire une théorie du progrès dans la Nature et dans la Société humaine, cette notion, cette théorie n’existent encore ni scientifiquement, ni philosophiquement. Chaque auteur traite et résout la question à sa façon, d’une manière plus ou moins fantaisiste. Le problème reste ouvert. La formule scientifique du progrès fait défaut. Toutes les hypothèses, plus ou moins fondées, sont admises, tant que les faits acquis ne les contredisent pas. Quant à ceux qui ne sont pas initiés aux œuvres de la science ou de la philosophie, ils se servent du mot progrès dans des cas et en des sens très variés. On ne pourrait rien déduire de l’emploi courant de ce terme. Dans le langage habituel, le mot progrès est lancé, à tout instant, d’une façon insouciante, sans précision aucune,