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effet, une question de savoir si, dans l’Antiquité et au Moyen Âge, il y a eu un Prolétariat, c’est-à-dire une classe d’hommes dont le statut social, réel ou juridique, puisse en quelque manière se comparer à celui du prolétariat contemporain. Certains l’ont nié. Ils ont prétendu que le prolétariat était d’origine récente ; qu’il n’était apparu qu’avec le capitalisme moderne, c’est-à-dire avec l’essor prodigieux de la technique industrielle. Pour préciser une date, ils font remonter la naissance, en France, du prolétariat vers le milieu du xixe siècle, époque de la révolution industrielle, de l’emploi généralisé de la machine à vapeur, époque de la première concentration capitaliste se traduisant par le rassemblement de la main-d’œuvre dans les villes ou autour des usines, époque aussi des premières aspirations socialistes, des premières tentatives d’organisation d’une classe ouvrière et des premières formulations – avec Saint-Simon, Fourier…, etc. – d’une doctrine d’émancipation des travailleurs.

Nous ne contesterons pas ce qu’il y a de fondé dans cette opinion. Il est bien certain que le prolétariat, tel que nous le définissons aujourd’hui, possède un ensemble de caractères originaux qui lui donnent une figure totalement nouvelle. Entre le travailleur libre de Rome et l’ouvrier d’usine de notre époque, on n’aperçoit d’abord aucun trait commun qui permette d’établir une filiation sociale de celui-ci à celui-là. Le temps, en modifiant complètement les modes de production, a modifié dans la même mesure les rapports sociaux entre les hommes. Il a créé des formes nouvelles de conscience, des types nouveaux d’individus. Marx l’a dit et nous ne faisons ici aucune difficulté pour le reconnaître. Pourtant, il nous semble possible et légitime de rechercher dans l’histoire s’il ne se trouve pas des formes d’existence, de groupement ou de pensée communes au monde des travailleurs présent et passé. Les formes sociales nouvelles ne naissent pas ex nihilo. Elles s’appellent en quelque sorte l’une l’autre. Même lorsqu’elles se contredisent, c’est toujours la même matière humaine, la même chair à travail qui sert à leur métamorphose. Pour nous en tenir à l’exemple de tout à l’heure, ne peut-on pas établir une certaine parenté entre le prolétaire contemporain et le travailleur romain, ne serait-ce que par leur commune appartenance à ce qu’on pourrait appeler la basse classe, celle qui travaille de ses mains et ne possède rien, celle des Humiliores, ainsi qu’on la nommait à Rome, par opposition à la classe des Honestiores comprenant l’aristocratie, les sénateurs, les chevaliers, les membres des curies municipales, etc… ? Ouvrons le cours d’histoire de Guignebert. Nous y lisons que les Humiliores étaient tous les hommes libres pauvres et les affranchis. Ils vivaient dans les villes de leur métier ou comme clients des riches. Mais au moins, dira-t-on, leur genre de vie, leurs aspirations étaient-ils entièrement différents de ceux du prolétariat contemporain… Ils n’avaient pas le sens de l’organisation, le désir de lutte, ils ne cherchaient pas à se constituer en face du patronat et de l’État qui, de leur côté, n’ayant rien à craindre de leur soumission, n’exerçaient pas contre eux leur force contraignante et répressive. Pout tout dire, les Humiliores acceptaient leur situation et n’avaient aucune conscience de classe… Or, continuons à lire Guignebert… Pour être moins isolés, écrit-il, ils se groupaient en associations, en collèges. Les plus importants étaient ceux des artisans de même métier. Le gouvernement les autorisait, d’abord difficilement, par crainte des agitations politiques. Mais, peu à peu, il se relâcha de sa rigueur et ces associations devinrent nombreuses et puissantes ; riches des cotisations de leurs membres et des dons de leurs protecteurs, elles avaient leurs bannières, leurs chapelles, leurs fêtes.

Sans doute devons-nous nous garder de conclure à l’existence, à Rome, d’un Prolétariat, au sens où nous

entendons aujourd’hui ce mot. Les associations dont il est ici question ne rappellent en aucune manière les groupements de classe du prolétariat moderne, et particulièrement les syndicats. Elles s’apparentent plutôt, par leur caractère religieux et strictement corporatif, aux corporations du Moyen Âge. Cependant, et quoiqu’elles ne se proposent aucun but de réforme et de révolution sociales, elles introduisent dans l’ordre existant un élément de résistance, un commencement d’opposition, très faible assurément, mais assez fort pour inquiéter une oligarchie peu sûre de son droit et inquiète pour ses prérogatives. Le groupement même qu’elles réalisent n’est-il pas et n’a-t-il pas toujours été par lui-même, et en dehors de toute fin théorique ou pratique, une menace intolérable contre une minorité profiteuse ? Et la lutte que le gouvernement impérial engagea contre les associations n’est-elle pas la même que celle que mènent tous les gouvernements contre les groupements ouvriers ?

Mais la question que nous posons ici, si elle mérite notre attention, ne doit pas néanmoins nous faire oublier qu’à Rome et généralement dans tout le monde antique, l’état de travailleur libre, politiquement et socialement soumis, n’était pas la seule forme d’exploitation humaine. Au-dessous du travailleur libre se trouvait l’esclave sur le travail duquel reposait toute la société antique. Privé de tout droit, propriété de son maître, traité férocement, il n’a aucun espoir de voir son sort s’adoucir. Il fait partie de l’immense armée des servis, qui sont moins des hommes que des choses. C’est un des caractères essentiels de l’économie antique, écrit Henri Berr, qu’il y ait eu des êtres humains traités comme des choses… réduits au rôle de capital de chair, d’outillage de muscles. Le monde antique acceptait un tel état comme une nécessité indiscutable. On connaît le mot d’Aristote… l’esclavage sera indispensable tant que la navette du volant ne se mettra pas à voler toute seule. Il fallut les révoltes de Cinadon, à Sparte, et de Spartacus qui, à la tête de 70.000 esclaves révoltés, tint tête pendant quelque temps aux armées romaines (70 av. J.-C.), pour que la question de l’esclavage se trouvât posée devant le monde ancien.

Elle fut résolue par la disparition progressive du système qui ne répondait qu’imparfaitement aux besoins d’une économie transformée. Esclaves des villes et des champs furent peu à peu affranchis. Au reste, on aurait tort de rechercher dans l’esclavage antique l’origine du prolétariat. L’esclavage ne saurait passer pour une forme particulièrement aggravée de l’exploitation d’une classe sur une autre. En réalité, comme le dit Henri Berr, les esclaves ne constituaient pas une classe d’hommes, mais uniquement un outillage de muscles. Outillage précaire, d’ailleurs, et d’un rendement médiocre. Il pouvait fournir aux problèmes techniques du temps une solution paresseuse et provisoire. Mais l’évolution de la technique devait infailliblement en amener l’élimination. La disparition de l’esclavage n’a pas été, en effet, le résultat d’un mouvement d’émancipation des esclaves, l’aboutissant d’un long effort de libération d’une classe asservie. La disparition de l’esclavage s’explique uniquement par l’intérêt bien compris des classes privilégiées en possession d’une technique nouvelle où la force musculaire n’était plus le facteur unique de la production.

La société du Moyen Âge est donc une société sans esclaves. Le serf n’est plus la chose de son maître, du seigneur féodal, il est attaché à la glèbe, c’est-à-dire acheté et vendu avec elle. Il est toujours un capital de chair, mais dont la disposition est soumise à un certain nombre de restrictions juridiques. Quelquefois, il achète sa liberté, moyennant le paiement d’une rançon variable. Dès lors, son assujettissement personnel vis-à-vis du seigneur se borne à l’obligation de