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un autre des prostitués. Et, comme la prostitution sexuelle, cette prostitution économique entraîne une déformation mentale qui vicie toutes les relations humaines. À qui se prostitue davantage : les honneurs, les situations les meilleures, l’avenir assuré. Tant qu’on regardera comme normal de vendre son effort musculaire ou cérébral, la prostitution des organes sexuels existera. C’est folie de vouloir que celle-ci disparaisse alors que fleurit l’autre. Et c’est ce qui explique l’inutilité de toutes les campagnes contre la prostitution sexuelle publique : elles n’aboutissent qu’à développer la prostitution clandestine ; la plus démoralisante de toutes. — E. Armand.

PROSTITUTION. Dans l’antiquité, la prostitution n’est pas méprisée. Elle est en quelque manière une condition supérieure de la femme. Lesl prostituées ont une certaine culture intellectuelle ; elles savent la musique, la danse, alors que les femmes mariées sont bornées aux travaux du ménage. Leur maison est une sorte de salon que les philosophes ne dédaignent pas de fréquenter. Chez elles, on mange, on boit et on s’amuse ; mais on disserte aussi sur la philosophie, la littérature et la politique. Il en est encore ainsi dans les pays musulmans. La maison des prostituées est ouverte, tout le monde y va. La bourgeoise d’Europe s’y rend avec son mari et ses filles ; on boit du café, on joue de la musique, on chante et on danse. Des jeunes filles des villages africains s’y engagent pour quelques années, afin d’amasser une dot ; après quoi, elles se marieront.

Dans les pays civilisés et notamment dans les villes, la prostitution constitue un métier plus ou moins toléré. Ce sont, en général, des filles du peuple qui deviennent prostituées. Souvent, elles y sont poussées par un amant qui veut vivre en parasite à leurs dépens. Parfois, c’est la paresse ou la débilité intellectuelle qui porte la femme à faire commerce de son corps. Il est dur de se lever tous les matins de bonne heure pour aller à l’atelier ou à l’usine ; il est dur aussi de travailler du matin au soir comme bonne, de subir les brimades d’une patronne énervée. Et quand on a goûté à cet argent gagné si facilement, en une nuit, à faire le trottoir, on y revient et on se laisse aller à en vivre. Mais le plus souvent, c’est la misère qui pousse la femme au trottoir. La société n’est pas encore arrivée à comprendre que la femme doit pouvoir, tout comme l’homme, gagner sa vie en travaillant. On lui offre des salaires insuffisants. Elle doit, pour vivre, compter sur l’aide de ses parents, d’un mari ou d’un amant. Quand elle n’a ni les uns, ni l’autre, il ne lui reste de choix qu’entre la prostitution et la mort.

Ce n’est pas exagéré. J’ai eu à examiner le cas d’une jeune fille qui s’était suicidée par misère ; et sa concierge m’a dit, inconsciente, ces mots révoltants : « Elle était sage, Madame, bien trop sage !… » Trop sage ! C’est-à-dire qu’avant le suicide, il lui restait, comme elle était jeune, le trottoir, et qu’elle n’avait pas su en profiter.

La prostitution n’est pas toute sur les trottoirs et dans les maisons de tolérance ; elle a hôtel et automobile. Qui l’alimente ? Des bourgeoises parfois, qui ont perdu leur fortune, des divorcées dont le divorce a amené la ruine, des femmes de petits bourgeois qui vont chercher à la maison de rendez-vous de quoi boucler le budget du ménage. « Pourquoi ne porterais-je pas les robes que je couds pour les autres ? » se dit la midinette de la rue de la Paix. Désir légitime en somme : il faut avoir, pour les blâmer, un mauvais naturel. Malheureusement pour les pauvres filles, la prostitution, comme tous les métiers, a beaucoup d’appelées et peu d’élues : on croit avoir le palace et on a la chambre d’hôtel des boulevards extérieurs.

La guerre, qui a modifié bien des choses, a transformé la prostitution. Les maisons de tolérance n’attirent plus

la clientèle et diminuent en nombre. Le nombre des femmes en carte qui font le trottoir tend également à diminuer. La femme a une plus grande liberté sexuelle, et il en résulte que beaucoup se font demi prostituées. Dans le jour, elles ont une profession, parfois une profession libérale : avocate, journaliste, etc. ; et le soir, dans les dancings ou les réunions mondaines, elles se livrent pour de l’argent. Ces nouvelles mœurs sont considérées par certains comme les effets de la démoralisation. Au fond de leur réprobation, il y a l’attachement aux anciennes coutumes ; ils ne comprennent la femme qu’en puissance d’homme : mari, père ou frère. La femme disposant librement de son corps leur apparaît comme une aberration.

Certes, l’argent intervenant dans les relations sexuelles n’a pas pour effet de les idéaliser. Mais il faut se dire que toute l’éducation de la femme est sous le signe de la prostitution. Dès qu’elle se tient sur ses jambes, elle comprend qu’elle doit plaire. On lui apprend la coquetterie ; on soigne ses cheveux, sa mise, on éduque son geste. La spontanéité, le naturel sont bannis ; tout est recherché en vue de l’effet à produire. Recevoir des cadeaux est considéré par la femme comme chose naturelle. Le moindre amoureux est tenu d’offrir un bijou ; dans les milieux les plus modestes, un vêtement, un objet d’utilité. La jeune fille accepte-t-elle une promenade ? Le devoir strict de l’homme est de payer partout. Dans le ménage, la prostitution continue ; l’épouse déploie tout un art de se donner ou de se refuser, pour obtenir ce qu’elle désire ; si le mari se montre récalcitrant, elle est tout à coup malade et, lorsqu’elle accepte, elle ne manque pas de faire promettre : « Oui, mais tu seras gentil… »

Il faudra bien du temps pour que la femme comprenne que, s’il est indifférent d’accepter des fleurs, il l’est moins de se faire offrir une automobile. Le comprendra-t-elle jamais ? Ce n’est pas sûr, tout au moins à l’heure actuelle, nous tournons le dos à cette ère de scrupule ; notre époque considère que l’honneur n’est qu’un mot, alors que l’automobile est une réalité tangible.

M. X…, médecin de Saint-Lazare, a rencontré dans une maison de rendez-vous une jeune fille qui venait y perdre sa virginité. Elle devait se faire entretenir richement par un parent éloigné, mais le dit parent ne voulait pas prendre la responsabilité de la dévirginiser. Que faire ? Se donner à n’importe qui, pour rien, aurait été, pensait-elle, stupide. À la maison de rendez-vous, un client lui offrait cinq mille francs pour l’opération ; comment ne pas accepter ?

Il ne faut pas oublier, en outre, que la vie de la femme seule est très difficile. La féminisation de certaines carrières ne doit pas faire illusion. Les professions accessibles aux femmes ne sont que de petits gagne-pain, permettant de vivre à la condition de ne se jamais départir de la plus stricte économie. S’il est plus vertueux de se contenter d’un manteau de drap avec un col de lapin, les manteaux de vison et de petit-gris sont bien beaux ! Comment avoir ces richesses autrement qu’en s’adressant à celui qui a l’argent, à l’homme ? Tant que l’homme seul disposera de l’argent, des carrières qui le procurent largement et qu’il sera disposé à acheter la femme, il y aura des femmes qui se vendront. L’argent a toujours été honoré, mais il semble l’être plus que jamais à notre époque. Si la pierreuse est méprisée, tout le monde fait bon accueil à la poule de luxe qui cote à haut prix ses faveurs.

Depuis la guerre, il semble néanmoins que la grande prostituée en titre, celle dont tout le monde connaît le nom soit disparue. Les Otero, les Liane de Pougy n’ont pas fait d’élèves. Il est sans doute des femmes qui gagnent des fortunes avec leur corps, mais elles font en même temps autre chose. Ce n’est pas leur qualité de prostituée qui est en relief ; il faut voir là un pas