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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/36

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PEI
2002

rapports de couleur et à leur prestige.sur les sens ; le but a cédé devant le moyen.

Les phases de l’évolution de la peinture oscillent, très généralement, entre deux ordres de préoccupations ou de tendances : l’expression et la décoration, plus ou moins distinctes ou mêlées selon les tendances générales d’une race, d’une époque, ou les tendances particulières des artistes ; les unes et les autres étant en partie déterminées par les conditions générales de la vie économique et sociale et de la vie spirituelle et morale, mais tout autant par la nature, la possibilité d’adaptation et la connaissance d’usage des matériaux qui servent à l’élaboration de l’œuvre d’art, c’est-à-dire par les conditions de la technique. Et les grandes époques d’art, les grandes réalisations de l’art sont celles où les deux tendances se fondent sans qu’il soit possible de les distinguer, car, à vrai dire, le souci de l’expression n’est sensible qu’au prix d’une certaine défaillance de la technique et les recherches de la technique ne deviennent apparentes qu’au prix d’une certaine défaillance de l’inspiration.

Autour de ces préoccupations maîtresses se développent, plus ou moins, les préoccupations de ligne, de couleur, de modelé ou volume, de lumière et d’espace. Ce sont les variations de rapports de ces diverses préoccupations qui permettent de différencier les styles et les écoles. Un style n’est pas autre chose que l’utilisation d’une matière aux besoins, aux tendances, aux idées et au goût d’une région, d’une époque, d’une société, ou d’un artiste, compte tenu des lois particulières à la matière employée. Aux artistes de découvrir ces lois, de pousser la découverte au delà des sentiers battus. Il n’est pas un grand artiste qui n’ait, en quelque manière, par enrichissement ou par simplification, modifié la technique de son art et entraîné, dans un certain sens, l’évolution de cet art après lui. Nous pouvons même dire que l’influence d’un artiste se mesure bien plus par les modifications qu’il a apportées à la conception technique de son métier que par les conceptions idéologiques dont semblent témoigner ses interprétations de la vie. Mais pour qui sait aller plus loin que l’apparence, c’est dans ses interprétations techniques que peut se lire le mieux sa conception de la vie.

Cette position relative des éléments constitutifs de l’œuvre d’art et la prédominance accordée à la réalisation technique sur le « sujet » montre que l’on distingue à tort le fond et la forme, l’invention et l’expression. Ils se confondent, et il n’y a pas d’art qui se contente d’inventions. Comme l’ont dit les plus anciens sages, aucune chose n’existe tant qu’elle n’a pas été nommée. La réalisation artistique c’est ce qui donne un nom à l’invention, ce qui l’appelle à l’existence.

Cette position de vue permet de comprendre que, pendant tant de siècles, un art comme la peinture ait pu vivre autour d’un nombre très restreint et indéfiniment répété de motifs. Elle explique que nous puissions considérer cent interprétations, à peu près identiques dans le fond, d’une même apparence, mais qu’une entente particulière de la densité, de la résistance, de la statique ou des vibrations de la forme et de la couleur, un sens particulier de la lumière et de l’espace suffisent à différencier. La juxtaposition de deux taches, la justesse ou la nouveauté d’un rapport, nous sont des témoignages plus probants de l’authenticité d’un peintre que des recherches ou des intentions qui n’ont à figurer que pour mémoire dans l’histoire de la peinture.

Mais la qualité de la matière ne suffit pas davantage et seule à conditionner l’œuvre d’art. Les réalisations techniques n’impliquent pas nécessairement la richesse de la matière ou le développement des procédés industriels. Certaines époques, certaines sociétés, très riches, très développées industriellement, n’ont produit que

peu d’œuvres d’art ou des œuvres inférieures. Par contre, aux mêmes époques d’autres peuples, ou les mêmes peuples à d’autres époques ont, dans des conditions économiques défavorables, avec des instruments défectueux, réalisé des œuvres d’art parfaites. La perfection de la peinture n’est donc relative ni au sujet seul, ni à la seule matière ; elle est l’adaptation relative des moyens d’expression à la chose exprimée.

De ce point de vue relatif, l’histoire de la peinture doit tenir compte : 1° de la nature et de l’emploi des surfaces ou des objets sur lesquels la peinture a été appliquée ; 2° de la nature et de l’emploi des couleurs et des produits employés pour les combiner ; 3° de la nature et de l’emploi de l’instrument et de l’adaptation de la main. Car la peinture est d’abord ouvrage d’ouvrier, et l’histoire de la peinture ne peut être considérée indépendamment de l’histoire générale du travail humain.

Toutefois on ne peut l’envisager indépendamment des conditions de la vie spirituelle des civilisations, considérée sous le double aspect de révolution ou de la stagnation des institutions et de l’épanouissement ou de l’étouffement des individus. Les événements politiques, à moins qu’ils n’aient été accompagnés de vastes transformations sociales, n’ont que peu d’importance pour l’évolution de la peinture. Des événements d’ordre privé en ont souvent davantage. Dans les périodes de gouvernement personnel, une mort, un déplacement, le changement de goût, d’idées morales ou religieuses de la personnalité dirigeante peuvent avoir, dans une continuité politique parfaite, plus d’importance pour la vie de l’Art qu’une Révolution. Dans les périodes de gouvernement républicain, qui oscillent toujours entre l’oligarchie théocratique ou financière et l’ochlocratie (dite démocratique), à moins qu’elles ne les combinent profitablement, c’est aux conditions économiques qu’appartient l’influence déterminante.

Ceci posé, et toutes réserves faites sur l’interprétation de certaines formes de la peinture qui se présentent à nous en vestiges isolés, nous allons passer en revue les grandes manifestations de la peinture considérée comme moyen d’expression et d’ornement de la vie des hommes et de leur conception caractéristique d’une « formule » universelle, logique, harmonieuse, c’est-à-dire esthétique, d’arrangement des éléments qui les entourent. Nous ne cherchons pas à donner un exposé historique sans lacunes. Ce qu’il nous importe de dégager, ce n’est pas la série complète des écoles, mais seulement les phases de la continuité artistique susceptibles de contribuer à une connaissance positive de l’homme, comme elles ont contribué au développement de l’espèce par le perfectionnement des individus. I. La Préhistoire. — A) Europe. — Il est impossible, dans l’état présent des connaissances, de dresser un tableau, même approximatif, des époques voisines de l’origine de l’art et de déterminer quel est celui des arts plastiques dont l’usage est le plus ancien. Les découvertes faites en ce domaine ne constituent encore qu’une très faible collection de documents, que nous devons nous contenter d’enregistrer, sans conclure. Documents relatifs : les uns aux matériaux employés, les autres aux conceptions générales des artistes primitifs, d’autres enfin à leur style. Les premiers en date de ces documents semblent être les restes de matières colorantes trouvées aux Roches (Indre), à la grotte des Fées (Vienne) et aux Cottés (Vienne), dans des dépôts de l’industrie aurignacienne (1re période archéologique), comprenant : sanguine, terres rouges et lie de vin, grès ferrugineux, ocres rouge et jaune, pyrolusite et oxyde de manganèse. On connaît, de la même industrie, des dessins en couleur représentant des animaux : bovidés, chèvres, bouquetins, chevaux, exécutés avec une sûreté de trait et une justesse d’observation déjà remarquable, ainsi que de nombreuses représentations de mains humaines, en blanc, sur fond noir ou rouge.