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Une fois établie, la Dictature se fait de plus en plus intolérante et répressive ; elle égale en abus de pouvoir, en arbitraire et en férocité les régimes les plus abhorrés. Jamais les profiteurs de la Dictature – des Maîtres comme les autres, et parfois pires – ne reconnaîtront leur inutilité, encore moins leur malfaisance ; jamais, ils n’avoueront que « la période transitoire » est parvenue à son terme et que, ainsi, la mission qu’ils s’étaient donnée étant accomplie, leur rôle a cessé d’être nécessaire. Comme les Maîtres et les Chefs de tous les temps et de tous les lieux, ils se croient toujours nécessaires, ils ne jugent jamais arrivé le moment d’abdiquer, d’abandonner le pouvoir auquel leur despotisme, leur vanité et leurs appétits se raccrochent désespérément… Et il faut une nouvelle révolution pour leur faire lâcher prise.

Le programme des partis politiques, qui s’affublent de l’étiquette socialiste ou communiste, consiste à exproprier politiquement et économiquement la classe capitaliste. Chasser la Bourgeoisie du Gouvernement et s’y installer en son lieu et place : voilà ce qu’ils entendent par l’expropriation politique de la Classe capitaliste. S’emparer des richesses de toute nature que cette classe détient et, cette confiscation faite, étatiser la propriété, la déclarer nationale et en confier la gérance à l’État, leur État : voilà ce qu’ils entendent par l’expropriation économique de la bourgeoisie. Voilà leur Révolution !

Un tel concept de la Révolution conduit, par une pente naturelle, à la notion de la période dite « transitoire » ; et si on admet que, pour réduire au minimum la durée de cette « période transitoire », un Gouvernement fort, une Autorité intransigeante est indispensable, on est, par une pente non moins naturelle, amené à la notion de Dictature.

Seulement, ce concept de la Révolution n’est pas le nôtre. Il correspond à l’idée d’une Révolution politico-économique, mais pas à l’idée que nous nous faisons, de ce que sera, de ce que devra être, sous peine d’aboutir à un fiasco, la Révolution sociale, la nôtre, celle hors de laquelle l’Histoire n’enregistrera désormais aucune Révolution véritable.


La fameuse période transitoire n’est autre chose que la période préparatoire. — Les Anarchistes ne nient pas l’existence d’une période transitoire ; ils se montreraient dépourvus de tout jugement s’ils pensaient que, inopinément, sans transition, et, pour ainsi parler, du jour au lendemain, le Communisme libertaire va effectivement se substituer au Capitalisme et à l’État.

En matière de Révolution, on prête aux Anarchistes – si le proverbe est vrai, faut-il que nous soyons riches pour qu’on nous prête tant de choses ! – je ne sais quelle conception romantique, vieillotte et saugrenue. J’ai rencontré, par centaines, des gens qui, à brûle-pourpoint, m’ont posé cette ébouriffante question : « Si la révolution éclatait du soir au lendemain, que feriez-vous ? » Et il fallait voir sur quel air et de quel ton cette « colle » m’était poussée !

Eh bien, je ne réponds pas à une question aussi absurde. Oui, absurde est cette question, quand elle s’adresse à des anarchistes. Ah ! Je conçois qu’on la pose à des socialistes ou à des communistes. Pour eux, il suffit qu’ils s’emparent du pouvoir, qu’ils s’y installent, qu’ils y restent, et la révolution est un fait accompli : il n’y a plus qu’à instaurer la dictature pour défendre et stabiliser le nouvel État.

Mais, le lendemain, il y a, comme par le passé, des gouvernants et des gouvernés, des dictateurs en exercice, et une masse d’esclaves, des en haut et des en bas, des grassement rétribués et des maigrement payés, des fonctionnaires en foule, des bureaucrates en quantité, une multitude de « mouches du coche » qui bourdonnent et s’agitent d’autant plus qu’elles produisent

moins ; il y a un État, avec ses lois, ses tribunaux et ses prisons, avec ses juges, ses gendarmes, ses diplomates, ses politiciens et ses soldats. Les bergers qui se repaissent de la chair et s’enrichissent de la laine du prolétariat troupeau ne sont pas les mêmes, c’est exact ; mais le troupeau n’en continue pas moins à être tondu et dévoré. Au fond, rien n’est changé, hormis l’étiquette et la couleur : témoins la Russie où le tsar s’appelle X…, Y… ou Z…, et les ministres commissaires du peuple, où les mouchards et les soldats sont rouges, où les agioteurs font leur beurre, où quelques-uns mangent plus qu’à leur faim, tandis que l’innombrable multitude des ouvriers et des paysans se serre la ceinture. Il n’est pas douteux qu’une révolution ( ?) de ce calibre peut éclater du soir au lendemain, par un simple coup de force adroitement préparé et heureusement exécuté.

Mais qu’y a-t-il de commun – qu’on nous la dise – entre ce changement d’étiquette ou de couleur et la Révolution sociale ? Sur l’étiquette que porte le flacon, je lis bien : « État ouvrier et paysan ; dictature prolétarienne ; gouvernement des soviets. » Je vois bien encore que l’étiquette et le flacon sont de couleur rouge ; mais le liquide contenu dans le flacon n’a pas changé et c’est toujours le breuvage empoisonné de servitude, de misère et de mensonge qui en sort.

J’entends bien proclamer avec obstination que, dans ce pays immense, la Dictature bolcheviste poursuit l’édification du Communisme et l’affranchissement des cent cinquante millions d’ouvriers et de paysans qui peuplent ce gigantesque territoire ; mais je sais que l’abolition du régime patronal et la suppression du salariat, qui sont l’a, b, c de toute mise en pratique du communisme, y sont encore à l’état de perspective et de promesse ; je sais que la prostitution et la mendicité, négation de tout milieu social en voie de réalisation communiste, sont des maux qui n’en ont pas été chassés ; je sais que les places les plus avantageuses, les situations privilégiées et les travaux les plus agréables et les moins pénibles sont accaparés par les membres du Parti Communiste. Je sais que quiconque s’écarte – si peu que ce soit – de la ligne tracée par la pseudo dictature du Prolétariat, est traité en criminel, en pestiféré. (Voir, plus loin, l’article de Voline sur la Révolution russe.) Je sais que les masses paysannes et ouvrières sont, là-bas, astreintes par la trique dictatoriale au travail forcé et condamnées aux privations les plus pénibles. Ce serait ça… la Révolution ?… Ça, l’édification du Communisme ?…

Notre révolution à nous bouleversera de fond en comble toute l’actuelle structure politique, économique et morale, et, sur cet effondrement, elle instaurera un milieu social qui assurera à chaque individu le maximum de bien-être et de liberté. Enfoncez-vous bien cette déclaration dans la tête ; pesez-en successivement et sans vous presser chaque terme ; suivez l’enchaînement rigoureux de la pensée exprimée, et vous saisirez tout le programme libertaire.

Voilà quelque quarante ans (1894) que j’ai écrit ces lignes dans mon volume d’essai de philosophie libertaire : « La Douleur universelle ». « Bien-être et Liberté ! » : Telle a été, hier, la devise des anarchistes ; telle est celle des libertaires d’aujourd’hui ; et, on peut hardiment le dire, telle sera celle des anarchistes de demain. Bien-être, par la suppression du Capitalisme, et Liberté par l’abolition de l’État.

« Bien-être et Liberté » assurés le plus largement possible à chaque individu, voilà le but constant vers lequel ont tendu et tendront, de toute leur volonté, les anarchistes de tous les temps. Une fois ouverte devant chaque individu, c’est-à-dire devant tous les êtres humains sans aucune exception, la voie qui conduit à un bien-être sans cesse accru et à une liberté toujours plus complète, la poussée se produira, la marche en avant suivra son cours aussi rapidement et aussi loin – donc