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socialiste ? Cette victoire et ce nouveau « pouvoir », réussiront-ils à sortir la révolution de l’impasse où elle s’est engagée ? Arriveront-ils à ouvrir de nouveaux horizons créateurs à la révolution, aux masses, à l’humanité ? Vont-ils ouvrir à la révolution le vrai chemin du travail constructif, la bonne route vers la. solution effective de tous les problèmes de l’époque ? »

Tout dépendra de l’interprétation que les vainqueurs prêteront au mot d’ordre « pouvoir » et à leur notion d’ « organisation du pouvoir ». Tout dépendra de la façon dont la victoire sera utilisée ensuite par les éléments qui tiendront, au lendemain de la victoire, ce soi-disant « pouvoir ».

» Si, par « pouvoir », on veut dire que tout travail créateur et toute activité organisatrice, sur toute l’étendue du pays, passeront aux mains des organismes ouvriers et paysans soutenus par les masses armées ; si l’on comprend, par « pouvoir », le plein droit de ces organismes de se fédérer naturellement et librement, en exerçant cette activité, de commencer la nouvelle construction économique et sociale, de mener la révolution vers de nouveaux horizons de paix, d’égalité économique et de vraie liberté ;

» Si le mot d’ordre « pouvoir aux soviets » ne signifie pas l’installation de foyers d’un pouvoir politique, foyers subordonnés au centre politique et autoritaire principal de l’État ;

» Si, enfin, le parti politique aspirant au pouvoir et à la domination s’élimine après la victoire et cède vraiment sa place à la libre auto-organisation des travailleurs ; si le « pouvoir des soviets » ne devient pas en réalité un pouvoir étatiste d’un nouveau parti politique, — alors, et alors seulement, la nouvelle crise pourra devenir la dernière, pourra signifier les débuts d’une ère nouvelle.

» Mais, si l’on veut comprendre par « pouvoir » une activité de centres politiques sous l’hégémonie d’un parti politique, centres dirigés par un foyer politique principal (pouvoir central) ; si la « prise du pouvoir par les soviets » signifie en réalité l’usurpation du pouvoir par un nouveau parti politique dans le but de reconstruire, à l’aide de ce pouvoir, toute la vie économique et sociale du pays, et de résoudre ainsi tous les problèmes compliqués du moment et de l’époque, — alors cette nouvelle étape de la révolution ne sera pas, elle non plus, une étape définitive.

» En effet, nous ne doutons pas un instant que ce « nouveau pouvoir » ne saura, en aucun cas, non seulement commencer la vraie « reconstruction socialiste », mais même satisfaire les besoins et les intérêts essentiels de la population…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Nous ne croyons pas à la possibilité d’accomplir la révolution sociale par le procédé politique qui signifierait que l’œuvre de la reconstruction sociale, que la solution des problèmes si vastes, variés et compliqués de-notre temps commencerait par un acte politique, par la prise du pouvoir, par le haut, par le centre…

» Qui vivra, verra… »

Le même jour, le « Groupe de Propagande Anarcho-Syndicaliste » publiait, dans le Goloss Trouda, la déclaration suivante, où il prenait nettement position vis-àvis des événements :

» 1o En tant que nous prêtons au mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » un tout autre sens que celui qui, à notre avis, lui est prêté par le parti social-démocrate bolcheviste, « appelé par les événements à diriger le mouvement » ; en tant que nous ne croyons pas en de vastes perspectives d’une révolution qui débute par un acte politique, notamment par la prise du pouvoir ; en tant que nous apprécions négativement toute action de masses déclenchée pour des buts politiques et sous l’emprise d’un parti politique ; en tant, enfin, que nous concevons d’une tout autre façon, aussi bien le début

que le développement ultérieur d’une vraie révolutioii sociale, — nous apprécions le mouvement actuel négativement ;

» 2o Si, toutefois, l’action de masses se déclenche, — alors, comme anarchistes, nous y participerons avec la plus grande énergie. Nous ne pouvons pas nous mettre à l’écart des masses révolutionnaires, même si elles ne suivent pas notre chemin et nos appels, même si nous prévoyons l’échec du mouvement. Nous n’oubliôns jamais qu’il est impossible de prévoir d’avance aussi bien la direction que l’issue d’un mouvement de masses. Par conséquent, nous considérons comme notre devoir de participer toujours à un tel mouvement, cherchant à lui communiquer notre sens, notre idée, notre vérité. »

La suite des événements est plus ou moins connue. Citons les faits, brièvement.

Le soutien de la flotte de Cronstadt et de la majorité des troupes de Pétrograd assuré, la faiblesse extrême du Gouvernement de Kérensky constatée, et les sympathies d’une majorité écrasante des masses travailleuses acquises, le Comité Central du parti bolcheviste fixa l’insurrection définitivement au 25 octobre (7 novembre, nouveau style), jour de la réunion du deuxième Congrès Panrusse des Soviets. Cette insurrection se produisit effectivement à Pétrograd, le 25 octobre au soir. Il n’y eut ni action de masses, ni combats de rues. Abandonné par tout le monde, le « gouvernement provisoire », se cramponnant à des chimères, siégeait au Palais d’Hiver. Ce dernier était défendu par un bataillon « d’élite », un bataillon de femmes et une poignée de jeunes officiers aspirants. Des détachements de troupes acquises aux bolcheviks, soutenus par des bâtiments de la flotte baltique venus de Cronstadt et alignés sur la Néva, face au Palais d’Hiver, cernèrent ce dernier et, après une courte escarmouche, s’en emparèrent. Kérensky réussit à fuir. Les autres membres du gouvernement provisoire furent arrêtés. La circulation normale dans les rues de la capitale ainsi que l’aspect général de la ville ne furent nullement troublés. Ainsi, à Pétrograd, toute l’ « insurrection » ne fut qu’une petite opération militaire menée par le parti bolcheviste qui s’appuyait sur les sympathies de vastes masses travailleuses. Le siège du gouvernement provisoire devenu vide, le comité central du parti bolcheviste s’y installa en vainqueur.

Vers 11 heures du soir de cette fameuse journée du 25 octobre, je me trouvais dans une des rues de Pétrograd. Elle était obscure et calme. Au loin, on entendait quelques coups de fusils espacés. Subitement, une auto blindée me dépassa à toute allure. De l’intérieur de la voiture, une main lança un gros paquet de feuilles de papier, lesquelles volèrent en tous sens. Je me baissai et j’en ramassai une. C’était un appel du nouveau gouvernement « aux ouvriers et paysans » russes, leur annonçant la chute du gouvernement de Kérensky et, en bas, la liste du nouveau gouvernement « des commissaires du peuple », Lénine en tête. Un sentiment compliqué de tristesse, de colère, de dégoût et, en même temps, une sorte de satisfaction ironique s’emparèrent de moi. « Ces imbéciles, — s’ils ne sont pas, tout simplement, des démagogues imposteurs, — pensai-je, — doivent s’imaginer qu’ils accomplissent ainsi la Révolution Sociale ! Eh bien ! Ils vont voir… Et les masses vont prendre une bonne leçon !… »

À Moscou et aussi dans presque toute l’étendue du pays, la prise du pouvoir par le parti bolcheviste ne s’effectua pas avec la même facilité.

Moscou vécut dix jours de combats acharnés. Il y eut beaucoup de victimes, et plusieurs quartiers de la ville furent fortement endommagés par le feu d’artillerie. Dans d’autres villes, également, la victoire fut arrachée de haute lutte. Dans certaines contrées, à l’Est et surtout au Sud, cette victoire ne fut pas défi-