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prement dit. Il a été ce qu’on a appelé : le pré-romantisme.

Il a été l’œuvre des « philosophes » du XVIIIe siècle. Il avait eu ses précurseurs dans Fénelon, La Bruyère, Vauban, Fontenelle et les cartésiens. Sa première manifestation avait été sur le terrain de l’art dans la « Querelle des Anciens et des Modernes ». Celle-ci avait ouvert le conflit qui aboutirait à 1789 sur le terrain social. Le préromantisme fut, dans tous les domaines de l’humain, le développement de cet esprit critique dont les premières formes littéraires avaient été dans Rabelais, La Boétie, Montaigne, et qui se transmit par Gassendi et Descartes dans la philosophie. Il bouleversa toutes les conceptions de ce que M. Cresson a appelé « le fétichisme de la révélation ». Il jeta à bas tout l’échafaudage de la philosophie scolastique, tant dans les spéculations métaphysiques que dans les sciences naturelles, et tous ses dogmes, toutes ses disciplines arbitraires. Il appartiendrait au romantisme proprement dit d’en recoller les morceaux.

Ce romantisme proprement dit ne vint qu’après la Révolution. Il devait être son couronnement, le libre épanouissement de l’humain affranchi du passé et portant tous les espoirs de l’avenir. Il fut un avortement. Non seulement il ne sut pas défendre et maintenir les courants dont il était issu, mais il les combattit, et rarement de front par les moyens obliques d’un catholicisme qu’il contribua à restaurer. Le romantisme, réduit au « libéralisme en littérature » et à la « liberté dans l’art », devint une boutique où l’art et la littérature furent de moins en moins révolutionnaires, de plus en plus bourgeois, comme le libéralisme devint de plus en plus le parti politique du conservatisme social. Il a fait de la liberté une nouvelle grue qui a rejoint au ciel métaphysique Dieu, la Patrie et la Fraternité universelle.

A quoi tient l’avortement du romantisme ? Il a deux causes principales : l’insuffisance de sa préparation scientifique devant la nouvelle situation économique créée par le machinisme, et son impuissance à opposer de nouvelles notions morales aux assauts d’un individualisme de plus en plus dépourvu de scrupules. Le préromantisme était né d’un besoin de vérité et de liberté d’autant plus impérieux qu’il ne se basait pas sur des réalités concrètes et ne savait pas où il allait, il voyait ce qu’il pouvait démolir mais non ce qu’il aurait à construire contre l’ignorance et la sottise momifiées par delà leurs formules. Les Copernic, Kepler, Galilée, Descartes, Newton, Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan, avaient apporté une autre conception du monde que celle du temps d’Hérodote. Les conciles de papimanes étaient devenus impuissants à empêcher la Terre de tourner autour du Soleil. Dans le domaine sentimental on avait assez de consignes qui étouffaient toutes les tendances naturelles de l’homme et contraignaient ses mœurs au nom de l’hypocrite morale des tartufes maquillés en « honnêtes gens ». Il semblait que pour changer le monde on n’avait plus qu’à souffler sur tous les vieux phantasmes, comme il semblait au peuple qu’il n’avait qu’à brûler les châteaux pour abattre la tyrannie. On ne paraissait pas se rendre compte qu’il fallait forger tout un ordre nouveau en coordonnant les connaissances et les aspirations nouvelles.

La première manifestation de l’esprit romantique fut dans le besoin de retrouver la nature, de s’évader des conventions et de leurs réalités malpropres et tyranniques, de respirer un air plus pur et de goûter la liberté. On commençait à voyager. On désirait voir une nature plus libre, d’autres hommes dont parlaient des relations de voyageurs. Mais on craignait d’aborder l’inconnu, on était effrayé par les glaciers, les torrents, les précipices aperçus de loin, du bas des montagnes, des prés et des lacs où l’on promenait une rê-

verie nostalgique. Vers 1730, l’anglais John Spence disait : « J’aimerais beaucoup les Alpes s’il n’y avait pas les montagnes ». Il préludait à ce snobisme qui ne les aime aujourd’hui que parce qu’il y retrouve ses coiffeurs, ses danseurs mondains, ses gigolos de palaces et de casinos, sa T. S. F. et tous les éléments de sa vie abrutissante. Le lyrisme romantique, tout artificiel, s’exalta d’autant plus devant la montagne qu’il la connaissait moins. Elle lui parut le refuge de toutes les vertus humaines, dans les villages bienheureux de ses vallées. La pureté primitive des âmes devait y égaler celle des sommets et l’oppression devait y être inconnue des hommes fiers et hardis pour qui les cimes étaient les « forteresses de la liberté » (Schiller : Guillaume Tell).

Le paysage romanesque anglais fut le premier décor du romantisme ; il en fut aussi la première expression. Aux grands parcs, on ajouta des cascades, des rochers, des ruines, des grottes, des souterrains, des tombeaux plus ou moins truqués qui rappelèrent le moyen-âge. Dans ce milieu se développa le deuxième aspect du romantisme, la rêverie, la mélancolie, le « vague à l’âme » né de l’insatisfaction de l’être, qui deviendrait le « mal du siècle » dans le conflit de plus en plus aigu entre le rêve et la réalité. Par réaction sentimentale contre la sécheresse de l’esprit d’analyse du XVIIe siècle et son insupportable insincérité, ce fut un débordement de passion et aussi de désolation et de désespérance. Une littérature romanesque en sortit qui fut le produit d’un matagrabolisme de plus en plus morbide.

Quand Goethe publia Werther, en 1774, et introduisit le suicide romantique dans la littérature, il ne fit, comme il le dit lui-même, que « manifester les rêves pénibles d’une jeunesse malade, se faire l’écho, l’expression d’un sentiment universel ». Il n’avait très probablement pas lu Werther cet « amant inconnu » qui vint se tuer près du tombeau de Rousseau, à Ermenonville, et inaugura ainsi la longue série des suicides dont la mode ferait une véritable épidémie quand elle passerait, après 1830, chez les clercs de notaires et les garçons de boutiques provinciaux. Rabelais aurait dit que le monde était devenu « marmiteux », c’est-à-dire triste par affectation. Aussi, est-ce à tort qu’on a reproché au romantisme littéraire d’avoir provoqué les excès des mœurs de son temps. Comme toutes les modes littéraires, le romantisme n’a été que le reflet des idées et des coutumes. Remy de Gourmont a écrit fort justement qu’il « ne fut pas seulement un mode de littérature, mais encore, et surtout, un mode de sensibilité ». Ce mode de sensibilité était dans l’air, depuis le milieu du XVIIIe siècle, et il n’était pas particulier à un pays ; il était européen. Le romantisme a été européen. Il a été « un de ces vastes mouvements, ou, si l’on veut, de ces remous de profondeur, où il semble qu’il n’y ait pas un flot qui pousse l’autre, mais un ébranlement de toute la masse » (Daniel Mornet). Le romantisme fatal sembla porter le deuil de la vieille société avant qu’elle fût écroulée. N’ayant pas assez de foi, d’enthousiasme et surtout de volonté d’action révolutionnaire, crevant d’ennui, il s’abandonna au « mal de vivre », à tous ses relâchements et à toutes ses capitulations. Mais cet eunuque voulut se donner un air viril en saluant la « beauté du geste », du geste négatif ; ce déserteur de la lutte pour la liberté se posa en aristocrate en se renfermant dans « l’art pour l’art ». Le mal de vivre fut général, dans Goethe (Werther), dans Jean-Paul (Siebenkœs), dans Foscolo (Jacopo Ortiz), dans Byron (Manfred) et dans les œuvres françaises qui suivirent René et Obermann : Adolphe, de B. Constant, Chatterton, d’A. de Vigny, Joseph Delorme, de Sainte-Beuve, Lélia, de G. Sand, Arthur, d’Ulrich Guttinguer, etc…

Peu à peu, cette réaction sentimentale poussa l’in-