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en tirades théâtrales par Pixérécourt. Ils furent les pères du roman-feuilleton et du mélodrame qui ont fourni, depuis cent-vingt ans, à un nombre incalculable de Français, leur pâtée morale et sentimentale. C’est à eux qu’on doit la réhabilitation du « bon Dieu » qui sentait un peu trop le soufre dans les romans anglais L’influence de la littérature frénétique et noire fut telle sur les esprits que le jugement de Balzac lui-même en fut obnubilé au point qu’il admira les romans de Mme Radcliff, compara Lewis à Stendhal et plaça Maturin entre Molière et Goethe ! Il en subit une sorte d’envoûtement. Certains de ses premiers romans en sont de véritables imitations : le Centenaire, le Vicaire des Ardennes, Aryow le pirate, l’Enfant maudit, etc. Il alla même jusqu’à transposer Célina, l’enfant du mystère, de Pixérécourt, dans son Héritière de Birague. De son côté, V. Hugo a fait de son Claude Frollo une pâle réplique de l’Ambrosio du Moine. Il lui est inférieur dans le dénouement, l’expiation du damné, qui est la plus belle page du roman de Lewis. Byron, Walter Scott, Fenimore Cooper, eurent des influences nombreuses et plus ou moins heureuses sur le romantisme français. Il s’écarta par contre de celles de Wordworth, de Coleridge, de Shelley, qui eussent pu être plus bienfaisantes.

En se répandant dans les mœurs, le romantisme perdait en qualité et devenait de plus en plus vulgaire pour ne pas dire bas et crapuleux. C’est ainsi qu’en 1829, la société anglaise fut occupée à la fois par Byron et un nommé Burke, qui s’était établi fournisseur de cadavres pour les amphithéâtres des hôpitaux, et qui fabriquait des macchabées par l’assassinat quand la mort ordinaire ne lui en fournissait pas assez. La langue fut enrichie du verbe burker : « étouffer une personne pour livrer son corps aux chirurgiens ». La littérature s’empara de ce réalisme macabre pour alimenter le romantisme le plus imprévu. C’est alors que Thomas de Quincey écrivit son ouvrage : De l’assassinat considéré comme un des Beaux Arts, où il mêla une ironie digne de celle de Swift à ses observations de chroniqueur judiciaire d’un journal. Les « beaux assassinats » furent alors fréquents, par contagion romantique. La France compta comme illustration dans ce genre le poète-assassin Lacenaire, qu’on appela le « Manfred du ruisseau ». Il adressa au roi une ironique Pétition d’un voleur à un roi, son voisin, qui commençait ainsi :

« Sire, de grdce, écoutez-moi :
Je viens de sortir des galères…
Je suis voleur, vous êtes roi,
Agissons ensemble en bons frères. »

Continuant le parallèle gouailleur, le voleur demandait successivement un emploi de sergent de ville, de préfet de police, de ministre, puis finalement la place du roi :

« Je suis fourbe, avare, méchant,
Ladre, impitoyable, rapace ;
J’ai fait.se pendre mon parent :
Sire, cédez-moi votre pince ! »

Il fallait être déjà condamné à mort pour oser parler ainsi à un roi, même au roi-parapluie. Aussi cette condamnation et la gullotine ne suffirent pas à la vengeance de Louis Philippe que, de plus, la popularité de Lacenaire gênait, et il chercha à le faire passer pour encore plus criminel qu’il n’était par des récits mensongers répandus dans le public !…


En Allemagne, Hegel a défini la philosophie du romantisme. Il l’a vu dans le développement de l’esprit, dans la recherche de l’homme lui-même, et non dans les formes plus ou moins conventionnelles du monde

sensible. Il l’a fait remonter ainsi à Socrate et aux stoïciens et il a, en particulier, dégagé le sentiment religieux de toutes les interprétations arbitraires de la scolastique et du clacissisme qui l’a continuée, pour ne le voir que dans le panthéisme, le divin répandu dans l’univers tout entier. Il voyait l’individu guidé par ses passions et non plus par des conventions spirituelles et sociales qui avaient faussé sa vraie nature. C’était là la caractéristique des personnages de Shakespeare. Le romantisme se présentait ainsi comme la philosophie de l’humain harmonieusement uni par sa nature au divin universel, et pas du tout comme cette victoire du christianisme sur le paganisme dont Chateaubriand lui a donné les traits. Le même abîme qui sépare Chateaubriand du néo-christianisme de J.-J. Rousseau le sépare aussi de la philosophie de la nature d’Hegel.

L’interprétation hegelienne du romantisme avait eu son application littéraire et sociale dans le mouvement qu’on a appelé le Sturm und Drang. Ce mouvement correspondit en Allemagne au pré-romantisme français. Il fut la révolte de l’intelligence allemande étouffée depuis la Guerre de Trente ans sous des influences étrangères et sous des disciplines sociales oppressives. Ce fut le réveil de l’âme allemande et son effort, vers le libre épanouissement de l’esprit et de l’être.

L’Allemagne possédait un lyrisme intrinsèque venu d’une âme collective qui plongeait ses racines dans la nuit des temps scandinavo-germaniques, dans les Eddas « chants ingénus qui sont l’émotion même jaillissant des profondeurs de l’humanité », (Ph. Chasles), et sont dépouillés de tout didactisme. C’est dans ces chants que Luther avait trouvé l’âme de la Réforme. Rejetés par cette dernière, devenue religion d’État et d’oppression, ils restèrent vivants dans les mémoires populaires demeurées primitives, avec toutes leurs légendes, leurs rêves, leur sentimentalisme et leur fantastique. C’est d’eux que sortit, encore plus émouvante et plus complète que la poésie des mots, l’expression la plus magnifique et la plus variée du lyrisme allemand dans toutes les formes de la musique, de Bach à Haydn, à Mozart, à Beethoven, à Schumann, à Schubert, à Weber, en attendant que se fut formée la langue littéraire qui serait celle de Klopstock, Lessing, Wieland, et que le pré-romantisme allemand trouvât ses maîtres dans Herder, Gœthe, Schiller et Jean-Paul Richter, qui créèrent le vrai classicisme allemand. Herder avait dépouillé la philosophie allemande des bandelefies scolastiques et lui avait ouvert les yeux sur l’humanité. Gœthe apporta à la pensée universelle le plus parfait équilibre de puissance, de grandeur et de beauté. Schiller lui communiqua les plus enthousiastes et les plus généreux élans. Jean-Paul Richter fut un Rabelais allemand par sa truculence sinon par sa philosophie déjà atteinte du « mal romantique », mal particulièrement allemand.

Durant la période d’étouffement de la pensée allemande, c’est à peine si l’esprit populaire avait pu tenter de se manifester dans le Simplicissimus de Grimmelshausen, au xviie siècle. Ce furent Bodmer et Breitinger qui commencèrent, dans le milieu du xviiie, par leur querelle contre Gottsched, l’œuvre de libération qu’on appellerait Sturm und Drang — ouragan et emportement — d’après le titre d’une pièce de Klinger, parue en 1776. Ce fut un mouvement d’esprit largement naturiste et humain, très nettement social en même temps que littéraire ; tout un groupe de jeunes poètes, parmi lesquels Kinger, Lenz, Wagner, Müller, etc., y participèrent. Mais avant, Gœthe avait commencé, dès 1771, cette « période de l’assaut et de l’irruption » dans laquelle il apporta, pendant ses quatre années de Francfort, un véritable renouvellement de la littérature allemande. Ce furent Gœtz de Berlichingen, Werther, la première conception de Faust, et de magnifiques Lieder, où toute la vieille poésie populaire