moins profonde. Mais moi, je suis d’un autre avis, je crois au bénéfice des petites améliorations arrachées aux dirigeants, en attendant les grands progrès. Et, de 1914 à 1928, je vois un changement heureux dans la situation générale.
Qu’avons-nous donc gagné ? Que c’est nous, la France, qui, maintenant, sommes la nation militariste de l’Europe : le militarisme est entre nos mains. Ce n’est plus une idole lointaine et inaccessible, elle dépend aujourd’hui de notre action directe. Certes, le sentiment public ne s’est pas encore mis en mouvement à cet égard, mais reconnaissons du moins que l’opinion n’est pas militariste par principe ; ce n’est plus qu’une question d’opportunité pour la majorité des français. Je n’accorde pas aux militaristes une génération de survivance. C’est un signe des temps que les nations Scandinaves discutent de la suppression pure et simple de leur armée.
Revenons à la guerre de 1914. La responsabilité de son déclenchement ne repose pas sur les épaules d’un seul homme, ni d’un demi-quarteron de gouvernants, ni sur le capitalisme seul qui s’accommodait fort bien d’une paix armée. La responsabilité de la guerre repose sur la notion mystique de l’honneur de l’armée, et ceci est bien mort maintenant. Les empereurs y croyaient et cela ne leur a pas porté bonheur ; les militaires français en étaient moins imbus (après l’affaire Dreyfus) et les événements leur ont enseigné une modestie supplémentaire. Oui, les signataires de la Déclaration de 1916 se sont trouvés avoir d’étranges alliés ; mais, regardant en moi-même, je puis dire que les sentiments « patriotiques » ne jouèrent aucun rôle dans ma détermination. Je ne discute pas la légitimité de ces sentiments, mais ayant vécu plus de 25 ans de ma vie en divers pays étrangers, et cela sans souffrances particulières, je puis dire que ma patrie est partout où se trouvent des hommes de cœur et d’intelligence, des camarades et des amis.
En opposition aux idées exprimées ici, celles des Tolstoïens sont absolument logiques et aucune critique ne peut leur être adressée non plus qu’aux bourgeois pacifistes, qui ignorent ou nient la question sociale. Comme eux, je sais que la violence n’est jamais une solution ; la violence contre les personnes, s’entend, car le renversement brutal des institutions, que tout le monde reconnaît être surannées n’en sera pas moins indispensable, et il n’y a pas deux genres de violence, une violence hideuse, la guerre, une violence joyeuse, la révolution. Elles ne se séparent point, toujours hideuses, parfois inévitables. Elles se confondent souvent : 1789–92 a amené 1793–94 ; au contraire, 1870 a eu la Commune pour suite ; 1914 a eu pour conséquence 1917 en Russie et les situations révolutionnaires de 1920, en différente pays.
Frapper pour se défendre, c’est tout de même frapper. L’évolution consiste à savoir pourquoi on se bat, à savoir où il faut frapper et ce qu’il faut faire après avoir frappé. »
Philippe Richard, ne voulant point user trop sa plume ou noircir trop de papier, se contentait d’écrire : « D’accord avec les déclarations ci-dessus exprimées. » (Il s’agissait des déclarations de Paul Reclus.) Tandis que Charles Malato, dans une courte lettre adressée à Paul Reclus, déclarait toujours siennes les idées exprimées dans l’article de son correspondant. Profitant en quelque sorte d’un compte rendu resté sur le marbre, d’un ouvrage de l’écrivain français Julien Benda, « La Trahison des Clercs », M. Pierrot trouva le moyen de montrer pourquoi il a été un des signataires du Manifeste des Seize :
« …Il ne s’agit pas de rester neutres. Mais la lutte sociale ne doit pas nous aveugler et nous faire perdre de vue le but, qui est la suppression des classes, et la
Pendant la guerre de 1914, le point de vue vraiment humain n’avait rien de commun avec le point de vue de Romain Rolland, car le point de vue humain est non pas de rester neutres, mais de savoir prendre parti. Ce n’était pas non plus le point de vue marxiste, qui fut de nier la valeur morale et de s’enfermer dans le fanatisme étroit des intérêts matériels. Bon nombre d’anarchistes ont rejoint les marxistes, oubliant que le plus humain est le point de vue moral et que le progrès humain est dans le sens de la liberté.
L’esprit de corps, l’esprit de classe, le nationalisme naissent d’une réaction contre le sentiment d’infériorité qui apparaît aux hommes comme un sentiment insupportable. Ceux-ci reportent la supériorité qui leur manque individuellement, sur le groupe dont ils font partie ; le nationalisme consiste à considérer sa propre patrie comme beaucoup au-dessus des autres, même quand elle a tort. Si une morale semblable scelle et cimente les intérêts du groupe, c’est au dépend de l’évolution humaine, car elle aboutit à l’égoïsme et à l’esprit de domination. Toute atteinte à la supériorité de l’individu ou du groupe, autrement dit : toute mise en état d’infériorité est considérée comme un crime, comme un sacrilège. L’offense ne saurait se compenser par l’équité. Elle réclame la mise en infériorité de l’adversaire, autrement dit : son humiliation. La vengeance est un sentiment de satisfaction, qui s’exerce par des représailles. Même en dehors de toute réaction à une offense quelconque, en dehors de tout esprit de vengeance, un parti, quel qu’il soit, tend vers la domination. S’il a des intérêts à défendre, il aspire à la dictature. Peu à peu, l’idéal passe au second plan. Le parti n’agit plus que pour le triomphe, c’est-à-dire pour hisser ses chefs au pouvoir, et pour caser ses parasites.
Certains anarchistes s’imaginent détenir la vérité. Ils l’enchâssent dans une formule simpliste, et ils prétendent l’imposer aux autres. Ils deviennent les propres esclaves de leurs formules fossilisées, et font figure de fanatiques… L’amélioration morale sera de refouler l’esprit de vengeance, et la passion de domination. Domination exprime mieux que le mot « autorité » le principe contre lequel s’élève toute la morale anarchiste. »
La réponse de Christian Cornélissen devait soulever cette question plus précise et plus nette : les devoirs des révolutionnaires et la guerre de 1914–1918. C’est sous ce titre, d’ailleurs, que, en août 1928, il s’expliquait :
« …Comme révolutionnaires et internationalistes, nous n’avions pas le droit de croiser nos bras, et de laisser écraser la République Française, et la Démocratie occidentale, par les hobereaux prussiens. Nous nous sommes appelés des révolutionnaires, et comme tels nous avions le devoir, non seulement de défendre l’Avenir contre le Présent, mais aussi de défendre les acquisitions du Présent contre le Passé. Il n’y avait doute chez aucun de nous, internationalistes, que la civilisation européenne et mondiale subirait une régression de plus d’un siècle, et reviendrait à l’ancien régime de 1789, si l’Allemagne remportait la victoire. La France écrasée, l’Allemagne impérialiste aurait commencé la guerre sous-marine contre l’Angleterre. Puis c’eût été le tour des États-Unis : les Américaine l’ont bien compris. Ce n’était même pas l’empereur Guillaume II qui dirigeait la guerre déclenchée par lui : c’était la caste des hobereaux militaristes, qui rêvait d’une hégémonie allemande dans l’Europe et dans le monde entier.
Certes, nous assistons maintenant aussi à une réaction sociale. Notamment dans les pays vainqueurs.