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formations observées par la lutte pour la vie et la sélection naturelle. Chez Darwin, cette dernière notion acquiert une importance de premier ordre.

Variabilité des espèces et concurrence vitale, telles sont, d’après lui, les causes principales de l’évolution biologique. Dans une même espèce, tous les individus présentent des différences plus ou moins accentuées qui sont en relation avec les modifications survenues dans le mode d’existence. Par ailleurs, la progression rapide selon laquelle les êtres organisés tendent à s’accroître, dans une région donnée, engendre une lutte fatale de chaque individu avec ses semblables et avec ses ennemis de tous ordres, pour la place à prendre ou la nourriture à obtenir. En conséquence, les variations nuisibles seront une cause de destruction pour les êtres qu’elles affligent ; les variations utiles auront un effet inverse, elles assureront la survivance des individus les plus aptes et se transmettront à leurs descendants. Une meilleure adaptation aux conditions d’existence et une lente amélioration de l’espèce suivront, si les variations heureuses persistent et si le même processus se répète pendant longtemps.

« Supposons, écrit Darwin, une espèce de Loup, se nourrissant de divers animaux, s’emparant des uns par ruse, des autres par force et des autres par agilité ; supposons encore que sa proie la plus agile, le Daim par exemple, par suite de quelques changements dans la contrée, se soit accrue en nombre ou que ses autres proies aient, au contraire, diminué pendant la saison de l’année où les Loups sont le plus pressés par la faim. En de pareilles circonstances, les Loups les plus rapides et les plus agiles auront plus de chance que les autres de pouvoir vivre. Ils seront ainsi protégés, élus, pourvu toutefois qu’avec leur agilité nouvellement acquise ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s’en rendre maîtres, à cette époque de l’année ou à toute autre, lorsqu’ils seront mis en demeure de se nourrir d’autres animaux. Nous n’avons pas plus de raisons pour douter de ce résultat que de celui que nous obtenons nous-mêmes sur nos Lévriers, dont nous accroissons la vitesse par une soigneuse sélection méthodique ou par une sélection inconsciente, provenant de ce que chacun s’efforce de posséder les meilleurs Chiens sans avoir aucune intention de modifier la race. Sans même supposer aucun changement dans les nombres proportionnels des animaux dont notre Loup fait sa proie, un louveteau peut naître avec une tendance innée à poursuivre de préférence certaines espèces. Une telle supposition n’a rien d’improbable, car on observe fréquemment de grandes différences dans les tendances innées de nos animaux domestiques : certains Chats, par exemple, s’adonnent à la chasse des Rats, d’autres à celle des Souris. D’après M. Saint-John, il en est qui rapportent au logis du gibier ailé, d’autres des Lièvres ou des Lapins, d’autres chassent au marais et, presque chaque nuit, attrapent des Bécasses ou des Bécassines. On sait enfin que la tendance à chasser les Rats plutôt que les Souris est héréditaire. Si donc quelque légère modification d’habitudes innées ou de structure est individuellement avantageuse à quelque Loup, il aura chance de survivre et de laisser une nombreuse postérité. Quelques-uns de ses descendants hériteront probablement des mêmes habitudes ou de la même conformation, et, par l’action répétée de ce procédé naturel, une nouvelle variété peut se former et supplanter l’espèce mère ou coexister avec elle. »

Ainsi Darwin accorde à la mort une grande valeur sélective : elle élimine les moins aptes à la manière de l’éleveur qui, dans un troupeau, ne garde que les meilleurs individus. Il estime que la sélection sexuelle exerce aussi une action qui n’est pas négligeable. Les mâles plus énergiques ou mieux armés écartent leurs rivaux moins vigoureux. Parfois, chez les oiseaux en particulier, ce sont les mâles les plus beaux ou ceux

dont la voix est la plus mélodieuse qui sont choisis de préférence par les femelles : « Des voyageurs nous ont raconté des combats d’Alligators mâles au temps du rut. Ils nous les représentent poussant des mugissements et tournant en cercle avec une rapidité croissante, comme font les Indiens dans leurs danses guerrières. On a vu des Saumons combattre pendant des jours entiers. Les Cerfs-Volants portent quelque fois la trace des blessures que leur ont faites les larges mandibules d’autres mâles. M. Fabre, cet observateur inimitable, a vu fréquemment les mâles de certains insectes Hyménoptères combattre pour une certaine femelle qui restait spectatrice en apparence indifférente du combat, mais qui, ensuite, suivait le vainqueur. La guerre est plus terrible encore entre les mâles des animaux polygames… Chez les oiseaux, la lutte offre souvent un caractère plus paisible. Tous ceux qui se sont occupés de ce sujet ont constaté une ardente rivalité entre les mâles de beaucoup d’espèces pour attirer les femelles par leurs chants. Les Merles de roche de la Guyane, les Oiseaux de Paradis et quelques autres espèces encore s’assemblent en troupe ; et, tour à tour, les mâles étalent leur magnifique plumage et prennent les poses les plus étranges devant les femelles qui assistent comme spectatrices et juges de ce tournoi ; puis, à la fin, choisissent le compagnon qui a su leur plaire. Tous les amateurs de volières savent bien que les oiseaux sont très susceptibles de préférences et d’antipathies individuelles. Sir B. Héron a remarqué un Paon tacheté qui était tout particulièrement préféré par toutes les femelles de son espèce. »

Certes, malgré ses mérites, la conception de Darwin soulève de nombreuses difficultés. Si le transformisme est un fait qu’aucun naturaliste sérieux ne songe à nier, la façon dont on l’explique a singulièrement varié. Les doctrines néo-lamarkistes, weismaniennes, mutationnistes, etc… se sont éloignées des idées darwiniennes sur des points parfois très importants. De préférence, ce sont les individus moyens, non les individus supérieurs, que l’action sélective préserve de la mort ; et, très souvent, aucune différence ne distingue les éliminés des survivants. Dans toutes les espèces, les phases d’intense mortalité s’observent pendant les jeunes stades ; mais, parmi les animaux adultes restés sauvages, il n’est pas rare de rencontrer des individus diminués par des malformations naturelles ou des mutilations accidentelles. Au dire des biologistes contemporains, qui ont confronté de près la théorie darwinienne avec la réalité, il n’y a pas de « survival of the fittest » ; sauf au début, la mortalité intraspécifique n’a aucun caractère sélectif. Et ainsi tombe l’argument principal des bellicistes qui prétendent légitimer la guerre en l’assimilant, d’une façon d’ailleurs très fausse, à la lutte pour la vie et en lui faisant jouer un rôle sélectif comparable à celui que l’on a prêté à la nature.

Si la sélection naturelle n’a pas l’importance que Darwin lui attribue, la sélection artificielle, intentionnellement pratiquée par l’homme, peut aboutir à de merveilleux résultats. On sait quels miracles réalise l’horticulture ! Des chercheurs patients ont précisé et codifié les règles à suivre pour obtenir des formes végétales inconnues ou pour renforcer les caractères que nous désirons voir s’accroître dans une espèce donnée. Des variations surviennent brusquement, même parmi 186 plantes issues d’un producteur commun ; et l’on obtient des races stables, lorsqu’on marie ensemble les individus qui présentent des variations identiques. Pour conduire une espèce au degré de perfectionnement souhaité, 1’on peut choisir comme reproducteurs, dans chaque semis, les sujets qui présentent à un très haut degré les caractères que l’on désire voir se développer. En procédant de la sorte assez longtemps, d’étonnantes variétés apparaissent, conformes aux modèles que nous avions imaginés. À ces modifications il y a néanmoins