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prouve qu’en combinant, avec une molécule d’azote, une, deux, trois, quatre, cinq molécules d’oxygène, on construit le protoxyde d’azote, l’acide azoteux, l’acide hypo-azotique, l’acide azotique, cinq substances qui, pour l’observation brute, n’ont rien de commun et qui pourtant ne diffèrent que par le nombre de molécules d’oxygène comprises dans chacune de leurs parcelles. Le psychologue doit chercher si, en joignant telle sensation élémentaire avec une, deux, trois autres sensations élémentaires, en les rapprochant dans le temps, en leur donnant une durée plus longue ou plus courte, en leur communiquant une intensité moindre ou plus grande, il ne parvient pas à construire ces blocs de sensations que saisit la conscience brute et qui, irréductibles pour elle, ne diffèrent cependant que par la durée, la proximité, la grandeur et le nombre de leurs éléments. » Et Taine trouve la preuve de ce qu’il avance dans des expériences effectuées en acoustique, et qui démontrent que les différences qualitatives des sons proviennent, en réalité, de différences quantitatives. Spencer déclare, lui aussi, que « la substance de l’âme est résoluble en chocs nerveux », et que toute sensation se ramène à un nombre fixe de ces chocs produits par les mouvements ondulatoires de l’excitation. De l’élément primordial, constitutif de toutes les perceptions des sens, le philosophe anglais estime même possible de donner une idée. « L’effet subjectif, déclare-t-il, produit par un craquement ou un bruit qui n’a pas de durée appréciable, n’est guère autre chose qu’un choc nerveux. Quoique nous distinguons un pareil choc nerveux comme appartenant à ce que nous appelons sons, cependant il ne diffère pas beaucoup de chocs nerveux d’autres espèces. Une décharge électrique, qui traverse le corps, cause une sensation analogue à celle d’un bruit fort et soudain. » Bien entendu, les spiritualistes ont poussé des cris d’orfraie, tant ils redoutent l’introduction de la mesure et de l’analyse quantitative en psychologie. Certes, nous estimons que Spencer et Taine se trompent sur bien des points, mais il nous semble évident que la sensation s’explique par ses antécédents physiologiques. Contrairement à la thèse épiphénoméniste de Le Dantec, qui est une absurdité scientifique, nous admettons l’existence d’une énergie mentale capable d’avoir une action très efficace ; mais cette énergie mentale n’a rien de spirituel au sens traditionnel du mot, elle s’avère de même nature que les énergies les plus matérielles et n’est qu’une transformation des forces corporelles, une qualité nouvelle conditionnée par le système nerveux. De même que le travail mécanique peut engendrer l’énergie électrique qui, à son tour, donnera de la lumière, de la chaleur, etc…, de même le cerveau engendre la pensée, une pensée vraiment efficace, dont les effets sur l’organisme sont indéniables, mais qui, fatalement, cesse d’être lorsque le cerveau disparaît. Manifestation première de l’énergie mentale, la sensation nous renseigne sur les rapports qui relient notre corps au milieu environnant. — L. Barbedette.


SENSIBILITÉ n. f. (du latin : sensibilitas, même signification). Ce mot désigne la faculté d’éprouver ou de ressentir des impressions physiques ou morales : c’est cette propriété dévolue à certaines parties du système nerveux, par laquelle tout être vivant perçoit les impressions faites soit par des objets du dehors, soit produites à l’intérieur. En langage psychologique, le terme est des plus vagues et des plus défectueux ; aussi est-il employé sous de multiples significations. Physiologiquement, il désigne des phénomènes purement physiques ou mécaniques. Claude Bernard écrivait : « Les philosophes ne connaissent et n’admettent, en général, que la sensibilité consciente, celle que leur atteste la douleur, déterminée par des modifications externes… Les physiologistes se placent nécessairement à un autre point de vue. Ils doivent étudier le phénomène objec-

tivement, sous toutes les formes qu’il revêt. Ils observent que, au moment où un agent modificateur agit sur l’homme, il ne provoque pas seulement le plaisir et la douleur, il n’affecte pas seulement l’âme : il affecte le corps, il détermine d’autres réactions que les réactions psychiques, et ces réactions automatiques, loin d’être la partie accessoire du phénomène, en sont, au contraire, l’élément essentiel. »

Pour tenter de faire cesser ce que certaines écoles philosophiques supposent être une confusion, on chercha à désigner, sous le nom d’irritabilité et d’excitabilité, les phénomènes dans lesquels n’entre pas la conscience ou ceux où la conscience n’intervient qu’à un faible degré. Cette façon de voir semble s’appuyer surtout sur certains dogmes religieux, entre autres celui qui prétend que, seul, l’homme possède une âme, que les animaux et les plantes n’en ont pas. Les découvertes modernes de la science sont venues renforcer la signification entière qu’on se doit de donner au mot sensibilité, sans exclure aucun règne : animal, végétal, voire minéral. Il est heureux, d’ailleurs, que des savants ne se soient pas inclinés devant l’absurde conception dogmatique des phénomènes de la vie et qu’ils n’aient point accepté, comme vérité éternelle, l’affirmation stupide qui alla jusqu’à prétendre que la femme même n’a pas d’âme…

Dans un livre sur « L’instinct et l’intelligence des animaux », Romanes avait démontré, péremptoirement, que les singes, les éléphants, les chiens, etc… sont intelligents ; Claude Bernard, dans un mémoire « La sensibilité dans le règne animal et le règne végétal », avait écrit : « Il y a, même chez les plantes, une faculté de sensibilité, chargée de recevoir les excitations externes et de réagir à la suite de ces excitations. » Félix Le Dantec fut quelque peu désillusionné à la suite de la lecture des œuvres de Claude Bernard, de qui il attendait l’explication de la physiologie et que l’auteur du « Conflit » considérait comme un géant. Félix Le Dantec trouva l’ouvrage de Claude Bernard « plein d’obscurités et de contradictions ». Dans un de ses livres, « Le Conflit », Le Dantec consacre un chapitre entier à l’intelligence des animaux ». Sous forme de dialogue, il discourt avec un abbé, à savoir si les bêtes ont une âme, tout comme ce merveilleux et prétentieux bipède, intelligent et raisonnable…

L’instinct, au fond, pour beaucoup, est l’expression qui s’emploie pour des actes accomplis par des animaux autres que l’homme, ce qui faisait dire à Le Dantec : « Les animaux n’ont pas droit à l’intelligence, puisque le mot intelligence nous est réservé ; l’intelligence animale s’appelle instinct, cela est infiniment simple et le tour est joué ; il serait absurde, après tout cela, de parler de l’intelligence des animaux, il n’y a pas de différence essentielle entre l’intelligence de l’homme et celle du chien, pas plus qu’il n’y a de différence essentielle dans l’odorat de ces deux espèces animales. »

Verlaine, professeur à l’Université de Liège, a démontré, dans un livre d’une remarquable valeur : « l’Âme des Bêtes », combien nos pensées étaient restées primaires à ce sujet. Après une série d’expériences dont on se doit de louer l’effort de persévérance qu’elles demandèrent, le Professeur Verlaine en est arrivé à confirmer ces conclusions qui ne sont pas sans bouleverser nos conceptions antiques, enracinées en nos cerveaux trop longtemps comprimés par des enseignements dogmatiques.

Voici ce qu’écrit le Professeur Verlaine, au dernier chapitre de son livre, plein d’enseignement, et qui forme une synthèse des connaissances de la psychologie comparée, une louange en faveur de la renaissance de la philosophie de la nature : « Aujourd’hui, comme au temps des Védas, les gens sans grande instruction ne font guère ou pas de distinction entre les pouvoirs mentaux, des bêtes et leurs propres facultés psychiques.