Certes, une éducation presque exclusivement littéraire, digne héritière de l’enseignement scolaire médiéval, et toute une littérature en retard d’un bon siècle sur les découvertes biologiques modernes, les a profondément convaincus des merveilles des instincts, leur a inculqué de ceux-ci une notion conforme aux préceptes de l’Église, qui satisfait pleinement leur ignorance, et les met à l’abri du doute. Les progrès réalisés en zootechnie, leur ont appris à parler avec un certain bon sens de l’hérédité, du mendélisme, de la sélection ; mais, quand il s’agit de Médor, de Minet ou de Coco, c’est une autre affaire ; il ne manque au brave animal que la parole pour exprimer son incomparable intelligence, ses bons sentiments, ou les ruses extraordinaires et les accès de méchanceté, absolument analogues à ceux que déploie journellement le narrateur de ses exploits, à l’égard de ses semblables. »
On confond trop souvent la sentimentalité avec la sensibilité ; la première semble être le reflet d’une nature tendre ou celui d’une pitié excessive ; la sensibilité, elle, nous apparaît être plus significative et se révèle être l’attitude d’un individu non dépourvu de connaissances, qui ressent, au contact de ses semblables et des choses, des sentiments émotifs de nature parfois bien différente.
Tout le monde est plus ou moins sentimental, témoin ces braves gens qui s’apitoient sur un toutou qui grelotte, sur un gosse qui mendie, ou sur de pauvres bougres sans travail ; leur sentimentalité les conduit à faire la charité, et là s’arrêtent leurs réflexions. Le « sensible », lui, raisonne et tâche de trouver les causes de la souffrance d’autrui ; souvent, il en souffre parce qu’il se rend compte de l’impuissance dans laquelle il se trouve de remédier à l’état de choses dont il est témoin, mais sa logique peut le conduire à s’intéresser davantage au sort de ses semblables. Il ne tarde pas à entrer dans la lutte et à venir grossir les rangs de ceux qui travaillent en vue d’améliorer la vie présente.
C’est ainsi que Aug. Spies, dans sa déclaration au tribunal, lors de sa comparution pour l’agitation faite en 1887, et que l’histoire du mouvement anarchiste connaît sous le nom de « Martyrs de Chicago » déclara : « C’est à cause de notre sensibilité que nous sommes entrés dans ce mouvement, pour l’émancipation des opprimés et des souffrants. »
Si tout le monde semble être plus ou moins sentimental, tout le monde n’est pas sensible. Comment a-t-on défini la sensibilité ? Heule, dans son livre sur les recherches pathologiques, donnait, en 1840, la définition suivante de la sensibilité générale :
« Le tonus des nerfs sensibles, ou perception de l’état d’activité moyenne dans lequel les nerfs se trouvent constamment, même dans les moments, où aucune impression extérieure ne les sollicite. » Ribot, dans les « Maladies de la Personnalité », cite du même, le passage suivant : « C’est la somme, le chaos non débrouillé des sensations qui, de tous les points du corps, sont sans cesse transmises au sensorium ». E. H. Weber la définit : « Sensibilité interne, toucher intérieur qui fournit au sensorium des renseignements sur l’état mécanique et chimico-organique de la peau, des muqueuses et séreuses, des viscères, des muscles, des articulations ». Dans une étude inédite : « Amoralité et Sensibilité », G. Dumoulin, parlant de la sensibilité, écrit : « Nous comprendrons encore mieux ce qu’est la sensibilité en examinant les causes de son équilibre, c’est-à-dire l’état dans lequel est plongé l’individu, lorsqu’il se trouve dans l’impossibilité de coordonner les éléments de ses sensations et de les synthétiser. Les causes en sont nombreuses, et je me borne à énumérer celles qui éclairent le sujet que nous traitons. Il y a des causes qui sont dues au mauvais fonctionnement des organes : ce sont les tares héréditaires, les vices, les mau-
En philosophie, on a appelé sensibilité, la faculté générale d’avoir des sensations ou celle, également, d’éprouver soit du plaisir, soit de la douleur. Si nous envisageons le premier sens, nous nous trouvons en présence d’une fonction de connaissances. Pour étudier cette fonction, il sera donc nécessaire d’examiner les organes mêmes des sens ; ce sera là une étude physiologique doublée d’examen psychologique, car il est difficile, sinon impossible, de séparer les deux choses, lorsqu’on aborde l’étude des données propres de ces sens.
C’est ici qu’entre en ligne de compte ce qu’on a appelé « les écoles » et, suivant celle dont on se revendique, l’observation intérieure et l’expérimentation externe se combinent plus ou moins. Ces recherches forment, actuellement, la partie la plus importante de la psychologie-physiologie et de la psycho-physique.
Certains philosophes, et parmi eux Condillac, ont donné à cette théorie qui montre que les idées proviennent des sensations, le nom de « sensualisme ».
Ces différents systèmes dits sensualistes, ou avec beaucoup plus d’exactitude « sensationnistes », montrent donc l’origine unique des idées dans des sensations qui sont transformées ou combinées. Condillac, dans son « Traité des Sensations », s’est efforcé de montrer comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, c’est-à-dire proviennent des sensations. Pour Condillac, l’attention est l’appel d’une sensation plus vive que les autres ; la mémoire, la sensation conservée ; la comparaison, une double attention dont le jugement résulterait ; l’abstraction, une attention portée sur la qualité d’un objet ; l’imagination, la combinaison des images.
Selon l’auteur du « Traité des Sensations », qu’il s’agisse de la volonté produisant les plaisirs ou les peines, qu’il soit question de désir ou de haine, d’espérance ou de crainte, la sensation qui engendre ces facultés se réduit, pour le sensualiste, au pouvoir de liberté de rechercher ce qu’on désire, et de fuir ce qu’on redoute.
Cette thèse, Emmanuel Kant, dans « La critique de la Raison Pure », en a fait l’analyse qui l’a conduit à critiquer la sensibilité. Selon Kant, il s’agirait de savoir si l’expérience sensible ne suppose pas, elle aussi, des formes qui seraient antérieures et supérieures aux données des sens. C’est ce que prétendait Kant pour échafauder sa théorie, qui signifie, en réalité, cette faculté de distinguer le vrai du faux, car selon les défenseurs de cette façon de voir, la vérité serait indépendante de l’esprit qui la connaît, et serait la même pour tous les esprits. La raison est donc ce fond commun à toute intelligence, par quoi il y a une vérité et une science,