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de le pressurer. Il devait au bétail plus de soins qu’à lui-même, à sa femme et à ses enfants. Au XIe siècle, un cheval valait cent sous en France ; un serf n’était estimé qu’à trente huit sous quand on le vendait avec la terre et le bétail !….

Par la suite, le servage prit des formes plus douces ou plus arbitraires encore, suivant les lieux et les nécessités politiques et économiques. A aucun moment elles ne furent le produit de ce prétendu progrès moral que les imposteurs religieux ont attribué au christianisme. Des distinctions se firent entre les serfs. Il y eut les serfs de corps et de poursuite qui ne pouvaient sortir du domaine ; les serfs de servitude personnelle pouvant s’établir hors du domaine moyennant le paiement de certaines redevances ; les serfs de servitude réelle qui avaient une tenure, ou service spécial, et pouvaient échapper au servage en abandonnant ce service. Mais l’amélioration capitale de la condition du serf fut dans la possibilité de s’affranchir en achetant sa liberté.

Le besoin d’argent étant toujours plus pressant pour les rois et les seigneurs, les affranchissements de serfs furent de plus en plus nombreux à partir du XIVe siècle. Les nobles et les clercs en retirèrent un profit autrement considérable que celui des taxes, si excessives fussent-elles, qu’ils faisaient payer à leurs serfs, car ceux-ci, stimulés par l’idée de leur affranchissement, travaillaient et produisaient mieux et plus que dans leur ancienne condition pour réunir la somme fixée. L’affranchissement des serfs n’eut pas d’autre cause que le profit qu’en tirèrent les féodaux. Les ordonnances de 1315 et 1318 disant que « la liberté des serfs est un droit naturel », ne furent que des manifestations hypocrites de la prétendue bienveillance royale. Si la liberté des serfs était un droit naturel, pourquoi la leur faisait-on payer ?

Lorsque, quelques années avant la Révolution française, les Turgot voulurent procéder à des réformes qui auraient pu empêcher cette Révolution et sauver la royauté, ce fut la féroce résistance des bénéficiaires des droits féodaux établis en violation du droit naturel de leurs victimes qui fit avorter les réformes, souleva l’exaspération paysanne et fut la cause directe de la Terreur qu’on reprocha tant à la Révolution. Et ce fut aussi cette résistance qui, après avoir fait se prolonger la Révolution, fit échouer ses promesses de liberté pour tous les hommes. Certes, les droits féodaux et le servage furent supprimés dans leurs formes moyen-âgeuses ; mais ils se rétablirent sous d’autres formes plus modernes, plus en rapport avec le temps. Girardin disait, un demi-siècle après la Révolution : « Le servage intellectuel a persisté. » Ce servage intellectuel n’était pas le seul qui avait persisté, car il n’était que la conséquence du servage économique. Les droits féodaux s’étaient changés en droits des riches ; à la féodalité de caste avait succédé une féodalité de l’argent encore plus implacable qui avait mis sur le servage l’étiquette fallacieuse de la « liberté du travail » et fait du serf le prolétaire non moins durement exploité. Mais on lui faisait ironiquement l’honneur de l’appeler « citoyen », et le pauvre imbécile était convaincu qu’il exerçait sa « souveraineté » quand on lui laissait le soin de choisir lui-même les commissaires à terrier qui réglementeraient son servage et s’en engraisseraient en le malmenant.

L’histoire officielle, dont le rôle calamiteux consiste, même dans les écoles de la République, à préparer les fils des prolétaires à leur futur servage, a érigé en dogmes de grossières falsifications dont il est nécessaire de faire justice. C’est d’abord celle dont Chateaubriand s’est fait le trop zélé propagateur, qui attribue à l’Église l’abolition de l’esclavage, son remplacement par le servage, puis l’adoucissement progressif du servage jusqu’à sa suppression. Or, l’Église n’a rien aboli ni rien fait supprimer. Elle a été solidaire jusqu’au

bout de la noblesse avec qui elle partageait les privilèges des droits féodaux, comme elle est toujours solidaire des esclavagistes démocrates qui travaillent pour elle en même temps que pour eux-mêmes, lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir par leur anticléricalisme. Elle a levé la croix comme la noblesse a tiré l’épée contre la Révolution, pour la défense des droits féodaux qu’elle appelait effrontément les droits de Dieu ; et elle la lève toujours à la tête de toutes les armées, sans distinction, qui vont piller et asservir les peuples coloniaux. (Voir la Guerre de Chine, 1900, par Urbain Gohier.)

La substitution du servage à l’esclavage fut uniquement le résultat des nécessités de la société nouvelle créée par la féodalité. L’Église n’apporta qu’une idéologie très secondaire, et d’ailleurs complice, dans cette organisation que seules régissaient des raisons politiques et économiques. Elle s’adapta entièrement au système, car il lui donnait la part du lion. Elle ne fut nullement la médiatrice généreuse qu’elle prétend avoir été en faveur des faibles et surtout des serfs qui n’étaient, pour elle comme pour les seigneurs, que du vil bétail. Le serf était exclu du clergé comme de la noblesse. Il n’était, pour l’homme d’église comme pour l’homme de la chevalerie, « qu’un être puant sorti du pet d’un âne ». Il n’était bon que pour servir, comme une bête, et il servait l’église comme le château. Il travaillait pour eux,

Car chevalier et clerc, sans faille,
Vivent de ce qui travaille.

disait Étienne de Fougères au XIIe siècle. Il y avait des serfs d’église, et ils n’étaient pas toujours les mieux partagés. C’est ainsi qu’en Auvergne, en 1665, il n’y avait plus de serfs que ceux du pays de Combrailles, « sujets esclaves et dépendant en toutes manières » des chanoines réguliers de Saint Augustin. Ces serfs ayant réclamé leur liberté, les États des Grands Jours d’Auvergne les maintinrent dans leur servage. Il dura jusqu’en 1779 et ne prit fin que grâce à un édit de Louis XVI abolissant la servitude personnelle dans la France entière. (Mémoires, de Fléchier.) Les derniers serfs que la Révolution eut à libérer furent d’église ; ce furent ceux des moines de Saint Claude, dans le Jura.

Non seulement l’Église n’abolit pas l’esclavage, mais elle ne cessa jamais de le justifier par sa doctrine et de le soutenir par ses actes. Elle l’a fait approuver dans les Évangiles et dans les épîtres des apôtres, de Paul en particulier (Épître aux Éphésiens). Les saints Cyprien, Grégoire le Grand, Ignace, déclarèrent que l’esclavage était voulu par Dieu. Dès la fondation de l’Église, le clergé, depuis les moines jusqu’aux papes, et les églises elles-mêmes, eurent des esclaves. Le premier concile d’Orange, en 441, excommunia ceux qui enlevaient les esclaves des ecclésiastiques. Le concile d’Epaone, en 517, fit défense aux abbés d’affranchir les esclaves des moines. Celui de Tolède, en 655, décida que les enfants d’écclésiastiques seraient esclaves de l’Église. Il édicta des mesures restrictives contre l’affranchissement des esclaves et défendit, même aux affranchis et à leurs descendants de se marier avec des Romains ou des Goths de naissance libre. En 1050, le concile de Rome condamna à l’esclavage les femmes qui se prostituaient aux prêtres. Cette mesure était d’autant plus odieuse que nombreux étaient les prêtres, et surtout les papes et les grands dignitaires de l’Église, qui tiraient profit de la prostitution. Comme le constatait Edgar, roi d’Angleterre au Xe siècle : « les maisons des prêtres étaient devenues les retraites honteuses des prostituées. » Une d’elles, Marozie, fut tout ensemble la sœur, la concubine, la mère et l’aïeule de deux générations de papes. Au XVIe siècle : « Rome, qui allait consacrer l’esclavage des noirs, patentait, sous Sixte IV, la prostitution. Chaque fille fut taxée un jules d’or. Cet