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FABLES.

çus un de ces esprits qui s’attacha à moi, et qui ne me laissa manquer de rien : à peine me donnait-il le temps de désirer. Je commençais même à être fatigué des nouveaux désirs que cette liberté de me contenter excitait sans cesse en moi ; et je compris, par expérience, qu’il valait mieux se passer des choses superflues, que d’être sans cesse dans de nouveaux désirs, sans pouvoir jamais s’arrêter à la jouissance tranquille d’aucun plaisir. Les habitants de cette ville étaient polis, doux et obligeants. Ils me reçurent comme si j’avais été l’un d’entre eux. Dès que je voulais parler, ils devinaient ce que je voulais, et le faisaient sans attendre que je m’expliquasse. Cela me surprit, et j’aperçus qu’ils ne parlaient jamais entre eux : ils lisent dans les yeux les uns des autres tout ce qu’ils pensent, comme on lit dans un livre ; quand ils veulent cacher leurs pensées, ils n’ont qu’à fermer les yeux. Ils me menèrent dans une salle où il y eut une musique de parfums. Ils assemblent les parfums comme nous assemblons les sons. Un certain assemblage de parfums, les uns plus forts, les autres plus doux, fait une harmonie qui chatouille l’odorat comme nos concerts flattent l’oreille par des sons tantôt graves et tantôt aigus. En ce pays-là, les femmes gouvernent les hommes, elles jugent les procès, elles enseignent les sciences, et vont à la guerre. Les hommes s’y fardent, s’y ajustent depuis le matin jusqu’au soir ; ils filent, ils cousent, ils travaillent à la broderie, et ils craignent d’être battus par leurs femmes, quand ils ne leur ont pas obéi. On dit que la chose se passait autrement il y a un certain nombre d’années : mais les hommes, servis par les souhaits, sont devenus si lâches, si paresseux et si ignorants, que les femmes furent honteuses de se laisser gouverner par eux. Elles s’assemblèrent pour réparer les maux de la république. Elles firent des écoles publiques, où les personnes de leur sexe qui avaient le plus d’esprit se mirent à étudier. Elles désarmèrent leurs maris, qui ne demandaient pas mieux que de n’aller jamais aux coups. Elles les débarrassèrent de tous les procès à juger,