Page:Fenelon - Aventures de Telemaque suivies du recueil des fables, Didot, 1841.djvu/77

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
TÉLÉMAQUE.

cherchaient une ombre vaine qui m’échappait toujours. Dans cet effort, je m’éveillai, et je sentis que ce songe était un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moi-même pour détester la vie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le cœur fut que je crus que Mentor avait perdu la vie, et qu’ayant passé les ondes du Styx, il habitait l’heureux séjour des âmes justes.

Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurais. Les larmes, répondis-je, ne conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sans espérance de revoir sa patrie. Cependant tous les Chypriens qui étaient dans le vaisseau s’abandonnaient à une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s’endormaient sur leurs rames ; le pilote, couronné de fleurs, laissait le gouvernail, et tenait en sa main une grande cruche de vin qu’il avait presque vidée : lui et tous les autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantaient en l’honneur de Vénus et de Cupidon des vers qui devaient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu.

Pendant qu’ils oubliaient ainsi les dangers de la mer, une soudaine tempête troubla le ciel et la mer. Les vents déchaînés mugissaient avec fureur dans les voiles ; les ondes noires battaient les flancs du navire, qui gémissait sous leurs coups. Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées ; tantôt la mer semblait se dérober sous le navire, et nous précipiter dans l’abîme. Nous apercevions auprès de nous des rochers contre lesquels les flots irrités se brisaient avec un bruit horrible. Alors je compris par expérience ce que j’avais souvent ouï dire à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous les Chypriens, abattus,