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supporter les dépenses extravagantes et les folies que se permettait son excellent fils. Mais c’est qu’on ne connaissait pas les quatre faces de Maître Baralier ! Pensez-vous en bonne vérité qu’il était homme à payer de sa bourse les folies de son fils ? Que non pas ! Maître Baralier était un commerçant retors, il avait passé sa vie dans le commerce, il s’y connaissait. Aussi avait-il faux poids et fausses mesures, et vous comprenez que ses clients se chargeaient généreusement de payer les folies de son fils ! Oui, mais à la fin on n’était pas si bête que de ne pas s’apercevoir que Maître Baralier trichait ! Aussi, depuis quelque temps de fort mauvais propos couraient et trottaient sur le compte de l’épicier, sur son honnêteté en particulier. Or, si donc de tels propos allaient leur train, c’est que Maître Baralier n’était pas accusé à tort. Quand le chien aboie, c’est qu’il flaire ! Oui, le fils Baralier se pavanait, s’amusait, gourgandait, libertinait avec la monnaie des clients de son père. Oh ! ce n’est pas à lui qu’il fallait jeter la pierre, il n’en savait rien. Il se contentait de piger dans la caisse paternelle, sans s’inquiéter de quelle façon la caisse s’emplissait et se remplissait.

Toujours est-il que Maître Baralier, à force de subir les frictions de Maître Turcot, à force de se faire tamponner les tempes par Hermine et de respirer les parfums capiteux de la menthe, reprit ses sens et se raffermit sur son siège.

Il tapota sa tête, pinça son nez long, puis regarda avec une sorte d’effarement Maître Turcot et sa fille. On eût dit qu’il revenait d’un autre monde. Il avait l’air fort déséquilibré. Et tout à coup il ramassa son bicorne, l’enfonça sur ses yeux, se leva et saisit un bras de Maître Turcot criant de sa voix plus nasillante que jamais :

— Venez ! venez ! mon fils veut vous parler !

— Ah ! ça, il n’est donc pas mort, votre fils ? s’écria le suisse ahuri.

— Ah ! Maître Turcot, il n’en vaut guère mieux, je vous assure. Le médecin est là…

— Mais que lui est-il arrivé ?

— Est-ce que je sais seulement ? Il venait rendre visite à mademoiselle, et tout à coup… pan ! Il a reçu un coup dans l’estomac et il est tombé.

— Mais où cela ?

— Est-ce que je sais, Maître Turcot ?

Celui-ci se souvient alors de la soi-disant bagarre qui avait eu lieu la nuit précédente dans l’impasse, et il pensa :

— Ah ! diable ! si c’était le fils de Maître Baralier, ce corps contre lequel j’ai buté ! Oui, s’il avait été attaqué par des maraudeurs !…

Vivement il prit son chapeau et son manteau et dit :

— C’est bon, je vous suis, Maitre Baralier. Hermine, ajouta-t-il, remets le potage au feu pour qu’il ne refroidisse pas !

— Ah ! mademoiselle, mademoiselle… se lamenta le vieil épicier au moment de sortir, priez bien le bon Dieu pour qu’il en réchappe ! Ah ! quel malheur… quel malheur… mon unique enfant !

Les deux amis sortirent sur l’impasse et gagnèrent la Place de la Cathédrale.

Hermine les suivit du regard. Quand ils eurent disparu, elle rentra précipitamment, se laissa choir sur un siège et tira de son corsage la lettre de Cassoulet. Et très pâle, très agitée, elle relut la missive. Puis elle pencha sa tête blonde sur le papier blanc pour demeurer ainsi pensive un bon moment. Mais quand elle releva sa tête elle vit sur le papier une larme… oui, une larme à elle… qui brillait comme une goutte de rosée limpide. Elle s’en étonna. Vivement elle frotta ses yeux de son tablier. Et mue par une pensée nouvelle, elle alla à la tablette de la cheminée, y prit une écritoire et une plume qu’elle vint poser sur la table. Cela fait, elle alla à l’armoire d’où elle tira une feuille de papier et une enveloppe. L’instant d’après elle écrivait l’épître suivante :

« Monsieur Cassoulet… ne mourez pas avec mon mépris, mais avec mon amitié ! Mais vous ne mourrez pas, parce que je ne veux pas, parce que je vous le défends, parce que j’aurai peut-être besoin de vous, parce que je sens que votre bras me sera utile ! Non, non, ne mourez pas… mais vivez… vivez… vivez… Hermine. »

Sur l’enveloppe elle écrivit d’une fort belle main :

Pour Monsieur Cassoulet.
Lieutenant aux Gardes de
Monsieur de Frontenac.

Mais il s’agissait à présent de faire parvenir le message à son adresse, ce n’était pas facile. Comment s’y prendrait-elle ?… Tiens ! une idée… le gamin de la mère Benoit !…