Page:Feron - Le manchot de Frontenac, 1926.djvu/25

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Hermine jeta une capeline sur sa tête, une mante sur ses épaules et sortit sur l’impasse. Elle jeta devant elle un regard perçant pour voir si Maître Turcot n’apparaissait pas tout à coup. Non, l’impasse était déserte. D’un pas léger et rapide la jeune fille gagna la Place de la Cathédrale qu’elle traversa pour s’engager dans une ruelle avoisinante. Dans cette ruelle, bientôt, elle s’arrêta pour frapper à la porte d’une pauvre maison.

Une femme d’une quarantaine d’années, accorte et souriante, vint ouvrir.

— Ah ! c’est vous, mademoiselle Hermine ? dit la femme avec un air accueillant.

— Je vous demande bien de me pardonner, madame Benoit, pour vous déranger de si matin. Je désire confier à votre petit garçon une missive pour une personne que je connais.

— Mais certainement, mademoiselle. Seulement, il est encore couché mon petit Paul. Ah ! je dois vous dire qu’il est un peu fainéant, le galopin. Mais ça fait rien, je vais le réveiller.

— Oh ! madame Benoit, ça ne presse pas beaucoup. Tenez ! voici la missive qu’il devra aller porter au Château Saint-Louis ; c’est pour Monsieur le lieutenant des gardes. Et voici un écu pour votre petit Paul.

— Merci bien, mademoiselle, merci beaucoup, dit la brave femme en prenant la missive et le bel écu d’argent. Je vais mettre le vaurien sur pattes en un temps. Soyez tranquille, votre missive sera à son adresse dans un tantôt. Mais vous n’entrez pas une petite minute ?

— Non, madame Benoit, il faut que je retourne à mon logis de suite. Mais je viendrai vous rendre visite un de ces jours.

Hermine regagna rapidement son logis sans rencontrer âme qui vive.

Elle raviva le feu du fourneau et s’apprêta à prendre son déjeuner.

La porte s’ouvrit soudain poussée par une main dure, et Maître Turcot parut. Mais pas le Maître Turcot qu’on connaissait comme le suisse digne, serein, béat de la cathédrale, non ; le Maître Turcot qui entrait là avait l’air d’une bête sauvage. Il soufflait comme un fauve épuisé d’haleine, il râlait, il hoquetait, il jurait, il rugissait, il grimaçait et faisait des gestes à pourfendre ciel et terre.

— Misérable ! hurla-t-il en s’affaissant sur un siège.

Il foudroya sa fille d’un regard sanglant.

— Mon père… balbutia la jeune fille saisie d’angoisse, que veut dire…

Maître Turcot bondit.

— Tu raisonnes, malheureuse ? Ah ! gare à toi, sinon je te maudis !

Hermine s’écroula dans sa bergère et se mit à pleurer. Ah ! c’est qu’elle devinait tout : oui, son père avait dû apprendre par le vieux Baralier ou son fils la visite que lui avait faite Cassoulet le soir précédent. C’était l’unique chose qui pouvait faire enrager ainsi Maître Turcot. Et quand il enrageait de la sorte, il était dangereux. Hermine, le connaissant, s’apprêta à subir courageusement son sort.

Le suisse regarda sa fille un moment, et parut s’étonner. À voir pleurer ainsi cette enfant, on eût dit qu’il allait s’apaiser. Mais non. Il poussa tout à coup un long ricanement, saisit la jeune fille par un bras, la secoua violemment et rugit :

— Je sais tout, entends-tu ? je sais tout, gueuse !

Hermine sanglota lourdement.

Maître Turcot, dans toute sa fureur, se mit à marcher de long en large, bousculant les sièges, sacrant, jurant.

— Par le ciel ! qui aurait pensé que ma fille, qu’on dit un ange, recevait, à la nuit venue, des malandrins, des gnomes, des farfadets, des diablotins qui lui viennent faire l’amour… oui qui l’aurait pensé ? Par l’enfer ! qu’est la vertu de nos jours ? Hypocrisie ! hypocrisie !… Ah ! les filles… race de vipères ! Allez donc vous fier à votre fille maintenant ! Vous buvez à leurs lèvres le poison qu’y ont distillé des lèvres de mâles empoisonnés ! Horreur ! Ma fille à moi… oui ma fille, une ribaude ! Est-ce possible ? Par la mitre et la crosse ! suis-je encore son père ? Par le saint tabernacle ! lui ai-je donné le jour ? Par la messe ! si cela est ainsi, je confesse que je ne suis plus qu’une brute !

Hermine continuait de pleurer doucement.

Maître Turcot s’arrêta près d’elle, frémissant, grinçant des dents, et de nouveau la secoua rudement par un bras.

— Avoue, avoue, misérable ! hurla-t-il. Avoue que Cassoulet est venu et qu’il a failli tuer le fils de mon ami Baralier !

— J’avoue… soupira Hermine, croyant ainsi désarmer son terrible père.

— Malheureuse ! Avoue aussi qu’il t’a fait l’amour, le gredin !