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LA RELIGION

s’attristait, ce serait tout au plus comme on s’attriste au départ d’un ami pour un voyage lointain.

Et qu’expriment les honneurs religieux rendus aux morts ? Rien, si ce n’est que les morts sont encore des êtres d’imagination, des êtres pour les vivants, mais non plus pour eux-mêmes. Sacré est leur souvenir, précisément parce qu’ils ne sont plus et que le souvenir est le seul lieu où ils puissent exister. Le vivant n’a pas besoin d’être protégé par la religion, il se soutient lui-même, c’est son propre intérêt d’exister. Mais le mort, sans volonté et sans conscience, doit être déclaré inviolable et sacré, parce que c’est là le seul moyen d’assurer sa durée. Moins le mort fait pour son existence, plus le vivant met en œuvre tous les moyens qui sont à sa disposition pour la lui conserver ; aussi partout il agit à sa place. Le mort ne peut couvrir sa nudité, le vivant le fait pour lui ; il ne prend plus ni boisson ni nourriture, le vivant les lui présente et les lui met même dans la bouche. Mais la seule chose qu’en fin de compte il veuille prouver au mort, même par l’offrande de la boisson et de la nourriture, c’est qu’il honore et sanctifie son souvenir et en fait même l’objet de l’adoration religieuse. Par la jouissance de l’honneur le plus grand, l’homme cherche à dédommager le mort de la perte de la vie, le plus grand des biens : Moins tu es pour toi-même, semble-t-il lui dire, plus je veux que tu sois pour moi ; la lumière de ta vie est éteinte, mais avec d’autant plus de splendeur brillera éternellement dans ma mémoire ton image chérie ; tu es mort corporellement, mais, par compensation, la gloire de ton nom sera immortelle ; tu n’es plus un homme, eh bien, tu seras pour moi un Dieu.