Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/290

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
QU’EST-CE QUE LA RELIGION

En revanche, cet homme s’élance dans un essor inouï vers Dieu, qui lui apparaît comme la réalisation du dernier but de l’humanité. Or, Dieu, dans cette phase, n’existe que pour les croyants, tous les autres hommes sont comme des ombres qui servent uniquement pour faire mieux ressortir l’éclatante lumière chrétienne ; et parmi le troupeau des croyants, chaque individu à lui seul est éminemment désireux de voir Dieu, de le posséder tout seul. Plus je vais m’isoler, plus je sentirai la présence de ce Dieu. La communauté des coreligionnaires n’a désormais qu’un intérêt secondaire : l’édification de mon âme pieuse et recueillie se fait à merveille dans la solitude absolue de mon intérieur, hermétiquement fermé à tout regard profane ou étranger. 'Moi et mon Dieu, mon Dieu et moi, voilà la devise. Le salut de mon âme avant tout ; il ne s’obtient qu’au prix d’une concentration intégrale en Dieu. Quand je daigne m’occuper de mes semblables, fidèles ou autres, je ne le fais que pour la gloire de mon Dieu ; les hommes, en tant qu’hommes, me sont parfaitement indifférents. Ce Dieu est donc, en langue philosophique, la subjectivité absolue, qui a fait divorce avec le monde, qui s’est émancipée de la matière, qui a donné congé à l’existence sociale, à la vie dans l’espèce ; bref, c’est la subjectivité affranchie de toute différence sexuelle. Cette rupture avec la nature universelle et organique, ce défi hautain et austère jeté à la vie commune, est le but du chrétien ; sa réalisation matérielle s’appelle le monachisme. Luther parle dans ce sens, quand il s’écrie (I, 466) : « La vie pour Dieu n’est pas la vie naturelle, qui est assujettie à la mort et à la pourriture… Nous faisons donc bien de languir après les choses futures et d’être hostiles à celles du présent… Nous faisons bien de mépriser cette existence terrestre avec son monde sublunaire, et de soupirer jour et nuit, et d’aspirer vers la splendeur et l’honneur de l’incomparable vie éternelle. » Du reste, on se trompe quand on s’obstine à faire dériver l’institution monastique de l’Orient et si on le veut absolument, il faut être assez équitable pour faire dériver de l’Occident en général la tendance opposée, au lieu d’en chercher la source encore dans ce même christianisme oriental. Sans cela, on commettrait une grave erreur anti-historique et surtout anti-logique. Mais, à tout prendre, comment expliquer alors l’engouement des Occidentaux pour le monachisme ? Vous ferez mieux de le considérer comme