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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

sera assurément un jour dissoute par la force intrinsèque des choses. Le despotisme romain se tourna vers son intérieur, après avoir conquis la surface de la terre ; c’est alors que l’âme humaine échappa de la contrainte matérielle où l’état politique la retenait enfermée, et la paix, la liberté, la bonté, semblèrent vouloir en effet prendre définitivement place dans le cœur de l’homme. La notion Rome ou Gouvernement fut remplacée par la notion Humanité ou Amour ; c’était naturel, nécessaire, bien motivé ; c’était un pas en avant, une nouvelle station dans la marche du genre humain, une contre-action vis-à-vis de l’action précédente ; mais, ne venez pas dire que le christianisme en soit l’inventeur. Les juifs, depuis Alexandre-le-Grand, imbus du principe humanitaire des Hellènes, avaient beaucoup rabattu de leur terrible séparatisme national et religieux, et Philon préconisa la fraternité comme vertu suprême. Des penseurs avaient déjà compris tout ce qu’il y a d’indigne et de délétère dans l’isolation nationale et égoïste, ou dans ce parquement des hommes en classes civiles et politiques, en groupes qui sont toujours exclusifs les uns relativement aux autres. Aristote, le prince des philosophes païens, sait fort bien distinguer l’homme et l’esclave ; il admet des rapports amicaux entre maîtres et domestiques. Epictète, un valet, et Antonin. un empereur, étaient également philosophes stoïciens : c’est dire que la philosophie avait commencé à unir les mortels. La Stoa développe la thèse suivante : « L’homme n’existe pas pour vivre pour lui seul, mais pour autrui, » en d’autres termes il est né pour aimer ses frères. L’empereur Antonin prescrit d’aimer son ennemi ; le principe des stoïciens est donc réellement celui de la fraternité ; le monde leur parait comme une vaste cité, les hommes comme autant de concitoyens. Surtout Sénèque prêche en ce sens ; il y mêle de la rhétorique un peu fleurie, mais au fond de toutes ces expositions, parfois déclamatoires[1], des stoïciens il y a beaucoup de logique, beaucoup de noblesse de cœur, beaucoup de douceur d’âme, beaucoup d’honnêteté, beaucoup de fierté pure et vertueuse. Sénèque recommande avec un zèle éloquent la clémence et l’humanité envers la classe des escla-

  1. Bien moins déclamatoires et bien plus savantes, bien moins saintes et bien plus saines que celles des panégyristes chrétiens ou des Pères de l’Église. (Le traducteur)