Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 2, 1948.djvu/132

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Lucienne, s’asseyant dans le fauteuil. — Même pas à mon mari.

Pontagnac, s’asseyant sur le pouf. — Je n’en demande pas davantage. Eh bien ! j’ai de la peine à croire que vous puissiez l’aimer.

Lucienne. — En voilà une idée ! Reculez-vous donc.

Pontagnac rapproche encore le pouf.

Lucienne. — Non, reculez-vous.

Pontagnac, reculant le pouf. — Oh ! pardon !… Certainement c’est un excellent garçon ! Je l’aime beaucoup.

Lucienne. — J’ai vu ça tout de suite.

Pontagnac. — Mais, entre nous, ce n’est pas un homme capable d’inspirer une passion.

Lucienne, sévèrement. — C’est mon mari !

Pontagnac, se levant. — Là, vous voyez bien que vous êtes de mon avis.

Lucienne. — Mais pas du tout !

Pontagnac. — Mais si ! mais si ! Si vous l’aimiez, ce qui s’appelle aimer — je ne parle pas d’affection -, est-ce que vous auriez besoin de motiver votre amour ? La femme qui aime dit : "J’aime parce que j’aime", elle ne dit pas : "J’aime parce qu’il est mon mari". L’amour n’est pas une conséquence, c’est un principe ! Il n’existe, il ne vaut qu’à l’état d’essence ; vous, vous nous le servez à l’état d’extrait.

Lucienne. — Vous avez des comparaisons de parfumeur.

Pontagnac. — Qu’est-ce que ça prouve, le mari ! Tout le monde peut être mari ! Il suffit d’être agréé par la famille… et d’avoir été admis au conseil de révision ! On ne demande que des aptitudes comme pour être employé de ministère, chef de contentieux. (Se rasseyant sur le pouf.) Tandis que pour l’amant, il faut l’au-delà. Il faut la flamme ! C’est l’artiste de l’amour. Le mari n’en est que le rond de cuir.

Lucienne. — Et alors, c’est sans doute comme artiste de l’amour que vous venez…

Pontagnac. — Ah ! oui !

Lucienne. — Eh bien ! non, cher monsieur, non. Je vais peut-être vous paraître bien ridicule, mais j’ai le bonheur d’avoir pour mari un homme qui résume pour moi vos deux définitions : le rond de cuir et ce que vous appelez l’artiste de l’amour.

Pontagnac. — C’est rare !

Lucienne. — Je ne désire donc rien de plus, et tant qu’il n’ira pas porter ses qualités artistiques à l’extérieur…

Pontagnac. — Ah ! vraiment, s’il allait porter…

Lucienne, se levant. — À l’extérieur ! Ah ! ah ! ce serait autre chose ! Je suis de l’école de Francillon et moi, alors, j’irais jusqu’au bout.

Pontagnac, se levant. — Ah ! que vous êtes bonne !

Lucienne. — Il n’y a pas de quoi ! Jamais la première, mais la seconde… tout de suite !… comme je le disais dernièrement à…

Pontagnac, voyant qu’elle s’arrête. — À ?

Lucienne. — À une de mes cousines qui insistait beaucoup pour savoir si je ne me déciderais pas un jour.

Pontagnac, incrédule. — À une cousine ?