Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 2, 1948.djvu/137

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à mes yeux, il n’y en a qu’une, c’est vous ! Qu’importe l’autel sur lequel je sacrifie, si c’est à vous que va l’holocauste !

Lucienne. — Comment donc ! Vous êtes bien aimable.

Rédillon. — Mon corps, mon moi est auprès de Pluplu, mais c’est à vous que se rapporte ma pensée ! Je suis près d’elle et je cherche à m’imaginer que c’est vous !… C’est elle que mes bras enserrent et c’est vous que je crois tenir embrassée ! Je lui dis : "Tais-toi ! que je n’entende pas ta voix." Je ferme les yeux et je l’appelle Lucienne.

Lucienne. — Mais c’est de l’usurpation ! Mais je ne veux pas ! Et elle accepte ça ?

Rédillon. — Pluplu ? Très bien ! Elle se croit même obligée de faire comme moi ; elle ferme les yeux et elle m’appelle Clément.

Lucienne, se levant et passant au deuxième plan. — Oh ! c’est exquis ! On dirait une pièce jouée par les doublures.

Rédillon, dans un élan de passion. — Oh ! Lucienne, Lucienne, quand mettrez-vous fin au supplice que j’endure ? Quand me direz-vous : "Rédillon, je suis à toi ! Fais de moi ce que tu voudras." ?

Lucienne. — Hein ! Mais voulez-vous !…

Rédillon, s’agenouillant devant elle. — Ah ! Lucienne ! Lucienne, je t’aime…

Lucienne. — Voulez-vous bien vous lever !… Mon mari peut entrer ; deux fois déjà il vous a surpris à mes genoux, comme ça !

Rédillon. — Et ça m’est égal ! Qu’il entre ! Qu’il me voie !

Lucienne. — Mais pas du tout ! Mais, moi, je ne veux pas ! En voilà des idées !

Elle le repousse pour se lever, l’impulsion fait tomber Rédillon assis par terre. Lucienne se dégage et va s’asseoir à la table.

Rédillon. — Je vous disais donc, chère madame ?…

Scène VIII

Les Mêmes, Vatelin, Pontagnac

Vatelin, entrant et s’arrêtant en voyant Rédillon assis par terre. — Allons bon ! Vous voilà encore par terre, vous !

Rédillon. — Comme vous voyez… Euh ! ça va bien ?

Vatelin. — Merci, pas mal. C’est donc une manie, alors ? (À Pontagnac.) Vous ne le croiriez pas, mon cher, voilà mon ami Rédillon. (Présentant.) M. Rédillon, M. Pontagnac.

Pontagnac. — Inutile, c’est déjà fait.

Vatelin. — Ah ?… Je n’ai jamais vu que lui comme ça ; toutes les fois qu’il m’attend dans ce salon. — ce ne sont pourtant pas les sièges qui manquent — je ne peux pas y entrer sans le trouver assis le derrière par terre.

Pontagnac, sèchement. — Ah !

Rédillon. — Je vais vous dire !… C’est une habitude d’enfance, j’aimais beaucoup me rouler. Alors, chaque fois que je vais dans le monde, plutôt que de rester debout…

Vatelin. — Quelle drôle d’habitude ! C’est pas possible, vous avez dû avoir une grand’mère qui a reçu un regard de cul-de-jatte !

Rédillon, se relevant. — Ah ! Ah ! Ah ! très drôle ! C’est très drôle !