Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 5, 1948.djvu/165

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font de l’intermédiaire, qui sont, dans les grandes baraques, troisième secrétaire de la direction, qui sont sous-chef du service commercial, c’est-à-dire chef des boniments, qui font leur persil au Bois sur des châssis afin d’épater leurs amis et connaissances. Mais c’est pour les empiler au profit des usines. Et comme l’auto, c’est aussi un sport, ça ne dégrade pas les vicomtes et ça ennoblit les bourgeois. C’est aussi chic que de faire du champagne. Un monsieur qui a réussi dans l’auto, c’est pas un parvenu.

Jourdain. — Qu’est-ce que c’est ?

Gabrielle. — C’est un sportsman.

Etienne. — Ce qui faut pour la partie, c’est ce qui te manque et que j’ai, moi : le culot, la fantaisie, le brio. Quand y vient une dame acheter un clou, je ne lui parle pas comme toi, l’autre jour, de cylindres, changement de vitesses, différentiel. Elle s’en fiche de tout ça. Elle n’y connaît rien. Mais je lui fais valoir la carrosserie. Je lui dis : "Tâtez ces cousins. Asseyez-vous, madame. Voyez ce petit nécessaire pour la beauté. Il y a tout sous la main. Et la couleur du drap. Le rêve pour le teint. Madame sera ravissante dans cette voiture-là. Voilà qui fera enrager les amies."

Gabrielle. — C’est comme ça que, à la dame allemande, la semaine dernière, il a collé la Renault. Elle en était enchantée. Elle va rentrer avec ça à Berlin.

Jourdain. — Un châssis de 1903, complètement usé ! Le piston crie comme un enfant.

Gabrielle. — Vous ne voudriez pourtant pas que pour quatre mille francs, on lui ait donné une voiture qui marche. Quoi !… C’est ce qu’on appelle une occasion.

Jourdain. — A Berlin ? Elle n’arrivera pas à la frontière.

Etienne. — La plains pas ! Ils nous ont pris l’Alsace-Lorraine. Moi, là-dessus, j’ai palpé quatre cents francs. Deux cents pour la gosse. Tiens ! Pige-moi sa bague !

Gabrielle. — Et c’est joli, deux rubis faux.

Jourdain. — Avec tes idées, qu’est-ce que t’attends ? Achète un complet chez un tailleur de la haute - à la Belle Jardinière - et fais de l’intermédiaire, comme les vieilles France qui sont purées.

Etienne. — Non. Faudrait des relations. Et puis, j’espère mieux.

Jourdain. — Quoi ?

Etienne. — Mieux.

Jourdain. — Dis-y voir.

Etienne. — Je veux courir.

Jourdain. — Qu’est-ce qu’il a dit ? Y veut courir ?

Gabrielle. — Oui.

Jourdain. — Non, mais qu’est-ce que t’as dit ? Tu veux courir ?

Etienne. — Oui ! Quoi, oui !

Jourdain. — Courir, toi ? Ah ! laisse-moi transpirer. Et qui t’établirait une voiture ? Courir ! Toi qui es ignoré et qui turbines dans un hangar, quand il y a des centaines de costauds qu’ont fait leurs preuves, que le patron connaît, et qui se disputent ça dans les usines ! Courir ? Alors, sur un tacot, pour la marque "Je crève et Cie".

Etienne. — Je ne sais pas sur quoi je courrai, mais ce jour-là !…

Jourdain. — Ce jour-là, tu te casseras la gueule !

Etienne. — Ah ! ne dis pas ça devant la gosse. Elle est impressionnable.

Jourdain. — Je le dis comme je le dis. Il y a le gros Henry qu’était comme toi. Y voulait courir. On lui a permis de représenter une marque d’essai. Personne n’osait cavaler dessus. Y s’est risqué. Au milieu du circuit