Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 5, 1948.djvu/169

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d’ailleurs un manteau de tussor que je viens de payer cent soixante-quinze francs.

Madame Grosbois. — C’est le prix.

Rudebeuf. — Non ! Mais ça ne fait rien. Et tenez, ce n’est plus à madame Grosbois que je m’adresse, c’est à Irène de Priedieu.

Madame Grosbois. — Lysieux.

Rudebeuf. — Lysieux, soit ! Eh ! bien, Irène, si je suis ici, c’est que vous avez une nièce d’autant plus exquise qu’elle a une façon de se moquer du monde.

Madame Grosbois. — Pas un mot de plus.

Rudebeuf. — Comment ?

Madame Grosbois. — Asseyez-vous, j’ai compris.

Rudebeuf. — Je vois que ça ira tout seul.

Madame Grosbois. — Oh ! ne croyez pas ça ! ça n’ira pas tout seul. J’adore cette enfant-là, moi. Elle n’a plus son père. D’ailleurs, elle n’a jamais su qui c’était. Sa mère jeune encore et…

Rudebeuf. — C’est vous…

Madame Grosbois. — Euh !… Oui. Quant à son père, n’en parlons pas. Elle est fille de père inconnu.

Rudebeuf. — Ah ! elle ne sait pas que…

Madame Grosbois. — C’était un chef de gare.

Rudebeuf. — Vous dites qu’il était inconnu !

Madame Grosbois. — J’appelle "père inconnu" un père qui n’a pas reconnu sa fille. Cette enfant n’a donc plus que moi. Elle a dix-neuf ans et elle a déjà fait une bêtise. Ce mécanicien dont je vous parlais…

Rudebeuf. — Oui, oui.

Madame Grosbois. — Mon Dieu ! c’est une bêtise qui a une excuse : l’amour. Si ma nièce faisait une bêtise avec vous, elle serait inexcusable !

Rudebeuf s’inclinant. — Je vous remercie.

Madame Grosbois. — Dame ! je suis franche et je connais la vie !… J’ai eu trente-neuf ans il y a deux ans. Il faudra même qu’un jour je me décide à en avoir quarante.

Rudebeuf. — Rien ne presse.

Madame Grosbois. — C’est mon avis. Vous pensez bien qu’une femme comme moi n’est pas arrivée à mon âge sans avoir acquis de l’expérience !… Je n’ai cessé de répéter à ma nièce ceci : "Il y a deux choses dans la vie, d’abord l’amour qu’on éprouve, et c’est ce qu’il y a de plus agréable, mais c’est un luxe. Puis l’amour qu’éprouvent les autres, et celui-là donne le luxe. Commence par avoir le luxe, ensuite tu verras." Après tout, c’est raisonnable, n’est-ce pas ?

Rudebeuf. — C’est même raisonnable avant tout.

Madame Grosbois. — Ah ! si on m’avait donné ces conseils-là, à moi. Je n’en aurais pas été réduite, il y a un an, à accepter ce garage… que me laissait par testament M. Hector Malaunais.

Rudebeuf. — Tiens ! ce pauvre Malaunais, je l’ai très bien connu.

Madame Grosbois. — Moi aussi !… Et pourquoi tout ça, monsieur ? Parce que je suis mal partie. J’ai tout de suite fait des dettes… On m’y a forcée. Tenez, je vais vous raconter une histoire.

Rudebeuf.- Vous croyez que c’est nécessaire ?

Madame Grosbois. — C’est indispensable ! Un jour, une jeune lingère allait porter des chemises chez un Russe qui habitait le Grand Hôtel. Le Russe l’embrassa, lui offrit une voiture au mois, un appartement meublé et s’engagea à rester avec elle cinq ans.