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Page:Feydeau - Théâtre complet, volume 8, 1948.djvu/144

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Arnold. — Ah ! mais je ne regrette rien aujourd’hui. J’ai une place excellente… chez les frères Slovitchine, tu connais ?

Chandel. — Des acrobates ?

Arnold. — On t’en fichera des acrobates comme ça. L’un est secrétaire d’ambassade, l’autre… il ne fait rien. Il est rentier.

Chandel, avec convoitise. — Ah ! voilà un métier !

Arnold. — Ah ! oui ! Malheureusement il n’y a pas d’école professionnelle. Celui qui ne fait rien est en voyage de noces ; quant à l’autre, il est toujours par monts et par vaux, en automobile. Voilà un service comme je le comprends, avec des maîtres toujours absents.

Chandel. — Heureux homme ! Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Arnold. — Ah ! voilà, figure-toi que leur sœur qui est mariée en Angleterre leur avait dépêché un de ses gosses pour lui faire faire ses études à Paris. Ce que je me suis empressé de le coller ici ! Et maintenant, je suis libre, libre comme l’air, et tiens ! je te propose une chose. Je t’emmène aux courses cet après-midi et te fais faire fortune !… J’ai un tuyau épatant.

Chandel, piteusement. — Mais mon ami, est-ce que je suis libre ? Mais je suis maître, moi !

Arnold. — Ah ! tu ne sais pas ce que tu refuses ! un coup admirable, unique, tout monté. Je risque dessus toutes mes économies, c’est te dire !… C’est le lad…. (Malicieusement.) celui qui est chargé de distribuer les seaux d’eau, qui m’a collé le tuyau. Et lui, c’est un homme sérieux, de confiance. On peut le croire.

Chandel. — Ah !

Arnold. — Oh !… Et alors c’est une carne à haute cote qui doit gagner. Quant au favori !… nibe ! Il est monté par son patron qui est un de nos premiers "gentlemen-tireurs". Alors pas de danger d’être fichu dedans.

Chandel. — Ah !

Arnold, brusquemment. — Tiens, je mettrai vingt francs pour toi.

Chandel. — Vingt francs ! moi ? Tu es fou ! jamais !

Arnold. — Qu’est-ce que ça te fait ! Si tu perds, tu ne me les rendras pas !

Chandel. — Ah !… Oh ! alors, tout ce que tu voudras.

Arnold. — Et si ça réussit comme c’est certain, à nous la folle noce ! Je veux, au moins un jour, vivre une vie de grand seigneur, me payer une femme du monde !… Connaître une fois cette sensation, dormir sur le même oreiller qu’une femme dont on pourrait être le domestique ah ! ça doit être !… (Lui repoussant amicalement la figure du plat de la main.) Allons, au revoir !

Chandel, rêveur depuis un instant. — Au revoir ! (Brusquement.) Dis donc, toute réflexion faite, mets donc cinquante francs pour moi !

Arnold. — Eh ! là ! eh ! tu y prends goût !

Chandel. — Bah ! Il faut avoir de l’estomac ! Et où pourrai-je te voir pour le résultat ?

Arnold. — Eh bien ! chez mes patrons, 72, rue Copernic. Tu demanderas Monsieur Arnold.

Il remonte.

Chandel, le suivant. — Comment, Arnold, tu t’appelles Bastien !

Arnold. — Bien, oui ! mais les bourgeois avaient un chien qui s’appelait Bastien, alors ils m’ont dit : désormais vous vous appellerez Arnold. Je n’ai pas voulu les contrarier. Tu m’accompagnes ?