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pu se présenter à tout autre qu’à lui. Il ajoutait qu’il avait été seulement assez heureux pour les soumettre le premier à l’expérience. Et cette déclaration était sincère de tous points.

Grâce à cette organisation intellectuelle, James Watt pouvait s’occuper avec succès d’objets dont il n’avait aucune idée. Pendant qu’il résidait à Glascow, Darwin vint un jour le prier de lui fabriquer un orgue.

— Comment voulez-vous que je vous construise un orgue ? répondit Watt. J’ai la musique en horreur, et tous les instruments me sont étrangers. Je ne puis distinguer deux sons : l’une de mes oreilles est en ut et l’autre en fa.

— Bah ! essayez. Vous pouvez tout ce que vous voulez : vous êtes le dieu de la mécanique.

Watt essaya. Il n’avait à sa disposition que l’ouvrage très-confus du docteur Robert Smith de Cambridge. Cependant l’orgue fut construit, et ses qualités harmoniques charmaient jusqu’aux musiciens de profession. Il réalisa le tempérament des diverses notes d’après la seule connaissance du phénomène physique des battements qu’il avait ignoré jusque-là, et dont il trouva l’exposition dans le traité obscur de Robert Smith.

Cette organisation extraordinaire de Watt, le développement vraiment prodigieux de ses facultés, pourraient nous sembler aujourd’hui douteux, si quelques-uns de ses contemporains n’avaient pris soin d’en fournir des témoignages irrécusables. Son élève Playfair a dit :

« L’esprit de James Watt pouvait être comparé à une encyclopédie qui, dans quelque endroit qu’on l’ouvrît, offrait à votre curiosité ou quelque fait nouveau, ou le développement d’une vérité, ou la découverte de quelque rapport. »

Walter Scott, dans sa préface du Monastère, s’exprime en ces termes au sujet du célèbre ingénieur :

« Watt n’était pas seulement le savant le plus profond, celui qui, avec le plus de succès, avait tiré de certaines combinaisons de nombres et de forces des applications nouvelles ; il n’occupait pas seulement un des premiers rangs parmi ceux qui se font remarquer par la généralité de leur instruction ; il était encore le meilleur, le plus aimable des hommes. La seule fois que je l’aie rencontré, il était entouré d’une petite réunion de littérateurs du Nord. Là je vis et j’entendis ce que je ne verrai et n’entendrai plus jamais. Dans la quatre-vingt-unième année de son âge, le vieillard, alerte, aimable, bienveillant, prenait un vif intérêt à toutes les questions : sa science était à la disposition de qui la réclamait. Il répandait les trésors de ses talents et de son imagination sur tous les objets. Parmi les gentlemen se trouvait un profond philologue ; Watt discuta avec lui sur l’origine de l’alphabet comme s’il avait été le contemporain de Cadmus. Un célèbre critique s’étant mis de la partie, vous eussiez dit que le vieillard avait consacré sa vie tout entière à l’étude des belles-lettres et de l’économie politique. Il serait superflu de mentionner les sciences : c’était sa carrière brillante et spéciale. Cependant, quand il parla avec notre compatriote Jedediah Cleishbotham, vous auriez juré qu’il avait été le contemporain de Claverhouse et de Burley, des persécuteurs et des persécutés ; il avait fait, en vérité, le dénombrement exact des coups de fusil que les dragons tirèrent sur les covenantaires fugitifs. Nous découvrîmes enfin qu’aucun roman du plus léger renom ne lui avait échappé, et que la passion de l’illustre savant pour ce genre d’ouvrages était aussi vive que celle qu’ils inspirent aux jeunes modistes de dix-huit ans. »

Enfin, Arago nous fournit ce curieux témoignage sur les facultés intellectuelles de James Watt.

« La santé de Watt s’était fortifiée avec l’âge. Ses facultés intellectuelles conservèrent toute leur puissance jusqu’au dernier moment. Notre confrère crut une fois qu’elles déclinaient, et, fidèle à la pensée qu’exprimait le cachet dont il avait fait choix (un œil entouré du mot observare), il se décida à éclaircir ses doutes en s’observant lui-même, et le voilà, plus que septuagénaire, cherchant sur quel genre d’étude il pourrait s’essayer, et se désolant de ne trouver aucun sujet sur lequel son esprit ne se fût déjà exercé. Il se rappelle enfin qu’il existe une langue anglo-saxonne, que cette langue est difficile ; et l’anglo-saxon devient le moyen expérimental désiré, et la facilité qu’il trouve à s’en rendre maître lui montre le peu de fondement de ses appréhensions[1]. »

C’est ainsi que l’illustre mécanicien, conservant jusqu’à ses derniers jours l’entier

  1. Notice biographique sur James Watt.