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avait travaillé à son bateau, Fitch avait parlé pendant une heure, sur son sujet favori.

« Je suis trop vieux, disait-il, pour en être témoin, mais vous, chers amis, vous verrez un jour les bateaux à vapeur naviguer sur l’Atlantique, et créer, d’un monde à l’autre, des relations promptes et faciles. »

À cette dernière assertion, chacun se regarda en silence ; et comme Fitch se retirait, encore tout agité de sa longue discussion :

« Le digne et excellent homme ! s’écria l’un des assistants ; et quel dommage qu’il soit maintenant complétement fou ! »

Quel était le fou, de Fitch, ou de son interlocuteur ?

Ainsi méconnu et abandonné par ses compatriotes, Fitch suivit l’exemple que lui avait donné son rival James Rumsey. Il prit le parti de se rendre en Europe.

James Rumsey, avons-nous dit, était passé en Angleterre, c’est à la France que Fitch s’adressa.

Le consul de France à Philadelphie, Saint-Jean de Crèvecœur, auteur des Lettres d’un cultivateur américain, s’était beaucoup intéressé à Fitch. Il avait même écrit au gouvernement français, pour lui faire connaître et lui recommander son invention. « Inappréciable pour l’Amérique, écrivait-il à notre ministre de la marine, cette découverte sera également précieuse pour la France. » Saint-Jean de Crèvecœur faisait remarquer que les dépenses du halage sont si considérables en France, que l’on préférait souvent faire transporter les marchandises par la voie de terre, comme cela était arrivé du Havre à Paris, et de Paris à Rouen.

Saint-Jean de Crèvecœur demandait que le roi donnât une gratification de quelques centaines de louis à Fitch, qui, d’ailleurs, n’exigeait rien pour la communication de sa découverte.

« Cette générosité de la part du roi, ajoutait ce consul intelligent, aurait l’effet le plus heureux. Elle flatterait, elle honorerait cet honnête et simple Pensylvanien ; elle placerait Sa Majesté à la tête des rémunérateurs d’une invention qui peut devenir infiniment utile à son royaume. »

Par une lettre du 5 juin 1788, le ministre de la marine, duquel dépendaient alors les consuls, autorisa Saint-Jean de Crèvecœur à s’entendre avec M. de Laforest pour acquérir le secret de la découverte du constructeur américain[1].

Il est probable que des pourparlers s’établirent entre Fitch et le consul de France, et qu’une correspondance eut lieu, à ce propos, entre le gouvernement français et son agent à Philadelphie.

Ce qui est certain, c’est qu’en 1792, John Fitch faisait voile pour la France, et débarquait à Lorient. Il apportait avec lui la réalisation pratique de l’application de la vapeur à la navigation !

Ainsi, cette découverte, sortie de la tête d’un Français, Denis Papin ; étudiée et presque réalisée sur la Seine, par un autre Français, le marquis d’Auxiron ; inaugurée et expérimentée à Lyon, par un troisième Français, le marquis de Jouffroy, avait été repoussée, méconnue et déconsidérée en France ! D’un autre côté, la même invention, réalisée en Amérique, d’abord par John Fitch, ensuite par James Rumsey, avait été repoussée, méconnue, déconsidérée en Amérique. Maintenant, l’Amérique, par la main de l’un de ses enfants, venait offrir à la France cette même invention, qu’elles avaient méconnue l’une et l’autre ; et, dernière fatalité, dernière circonstance étrange de la destinée de cette invention, la France allait encore laisser tomber de ses mains cette même découverte !

En 1792, notre pays était un théâtre peu propre aux inventions scientifiques ou industrielles. Avant de s’occuper d’illustrer la France, il fallait songer à la défendre. Le

  1. Les renseignements qui précèdent concernant les travaux de Fitch à Philadelphie, sont tirés de deux articles publiés les 29 mars et 16 avril 1859, dans le Moniteur universel, par M. Pierre Margry, historiographe à notre ministère de la marine, sous ce titre : la Navigation du Mississipi.