Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 1.djvu/198

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d’attraper de l’argent. Cet Américain est du nombre. Ne m’en parlez pas davantage. »

Nous tenons ces derniers renseignements du frère de Louis Costaz, Anthelme Costaz, ancien directeur au ministère des travaux publics, auteur d’une excellente Histoire de l’administration en France. Interrogé par nous en 1851, sur ce point important de notre histoire nationale, M. Anthelme Costaz nous transmit ces détails, qui lui avaient été racontés cent fois par son frère Louis[1].

L’Académie des sciences de Paris n’entra donc pour rien dans le refus qu’éprouva la requête de Fulton. Elle ne fut point appelée à donner son avis sur ses travaux ; par conséquent elle ne put, comme on le répète chaque jour, qualifier d’erreur grossière et d’absurdité, l’idée de la navigation par la vapeur. L’Académie comptait alors dans son sein des savants qui s’étaient particulièrement occupés de ce sujet, entre autres Périer, qui avait exécuté l’un des premiers des expériences de ce genre. Il est donc impossible qu’elle portât sur cette question le jugement ridicule qu’on n’a pas craint de lui imputer.

Le mauvais accueil que le premier consul fit à la demande de Fulton est d’autant plus difficile à comprendre, qu’il s’occupait précisément à cette époque, des préparatifs de l’expédition de Boulogne, et que, tout entier à son projet de jeter inopinément une armée en Angleterre, il étudiait avec la plus grande ardeur les divers moyens applicables aux rapides transports maritimes. Nous ne dirons pas, comme on l’a plus d’une fois avancé, que si Napoléon, prêtant une oreille favorable aux propositions de l’ingénieur américain, eût ordonné l’étude de son système de navigation, il aurait, par cela seul, assuré le succès de l’invasion en Angleterre. Des faits incontestables détruisent ce raisonnement fait après coup.

En premier lieu, la découverte de Fulton était encore trop récente pour pouvoir entrer immédiatement dans la pratique. Son succès définitif ne fut démontré que quatre années après, dans le dernier essai que Fulton fit à New-York, en 1807. En second lieu, l’art de construire les machines à vapeur ne s’était pas encore introduit dans notre pays, et l’on ne pouvait songer à improviser en France, dans l’espace de quelques mois, des usines pour ce genre de fabrication. L’Angleterre seule avait alors le privilége de fournir à l’Europe des machines à vapeur ; celle que Fulton installa dans son premier bateau de New-York sortait des ateliers de Watt. Il est à croire que les Anglais n’auraient pas consenti à nous fournir des machines destinées à l’envahissement de leur pays. Enfin, et cette raison paraîtra décisive, Fulton lui-même, comme on a pu le voir par sa lettre aux directeurs du Conservatoire des arts et métiers, rapportée plus haut, ne croyait point,

  1. Dans ses Mémoires publiés en 1857, le maréchal Marmont a été amené à parler des rapports de Fulton avec Bonaparte, et il l’a fait presque dans les mêmes termes et tout à fait dans le même esprit que nous-même. « En ce moment, dit M. de Raguse, Fulton, Américain, avait eu la pensée (après plusieurs personnes, qui depuis cinquante ans l’avaient imaginé sans y donner suite) et vint à proposer d’appliquer à la navigation la machine à vapeur, comme puissance motrice. La machine à vapeur, invention sublime qui donne la vie à la matière, et dont la puissance équivaut à l’existence de millions d’hommes, a déjà beaucoup changé l’état de la société, et modifiera encore puissamment tous ses rapports ; mais, appliquée à la navigation, ses conséquences étaient incalculables. Bonaparte, que ses préjugés rendaient opposé aux innovations, rejeta les propositions de Fulton. Cette répugnance pour les choses nouvelles, il la devait à son éducation de l’artillerie… Mais une sage réserve n’est pas le dédain des améliorations et des perfectionnements. Toutefois j’ai vu Fulton solliciter des expériences, demander de prouver les effets de ce qu’il appelait son invention. Le Premier Consul traita Fulton de charlatan et ne voulut entendre à rien. J’intervins deux fois sans pouvoir faire pénétrer le doute dans l’esprit de Bonaparte. Il est impossible de calculer ce qui serait arrivé s’il eût consenti à se laisser éclairer… C’était le bon génie de la France qui nous envoyait Fulton. Le Premier Consul, sourd à sa voix, manqua ainsi sa fortune. » (Tome II, pages 210-212.)

    Ce passage des Mémoires du maréchal Marmont confirme pleinement, comme on le voit, la vérité de nos propres informations, puisées d’ailleurs à une tout autre source.