Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 1.djvu/197

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

à mouvoir les roues et le bateau. Des malveillants avaient, il y a quelques semaines, fait couler bas cette construction. L’auteur, ayant réparé le dommage, obtint la plus flatteuse récompense de ses soins et de son talent.

« À 6 heures du soir, aidé seulement de trois personnes, il mit en mouvement son bateau et deux autres attachés derrière, et pendant une heure et demie, il procura aux curieux le spectacle étrange d’un bateau mû par des roues comme un chariot, ces roues armées de volants ou rames plates, mues elles-mêmes par une pompe à feu.

« En le suivant le long du quai, sa vitesse contre le courant de la Seine nous parut égale à celle d’un piéton pressé, c’est-à-dire de 2 400 toises par heure : en descendant elle fut bien plus considérable. Il monta et descendit quatre fois depuis les Bons-Hommes jusque vers la pompe de Chaillot ; il manœuvra à droite et à gauche avec facilité, s’établit à l’ancre, repartit et passa devant l’École de natation.

« L’un des batelets vint prendre au quai plusieurs savants et commissaires de l’Institut, parmi lesquels étaient les citoyens Bossut, Carnot, Prony, Volney, etc. Sans doute ils feront un rapport qui donnera à cette découverte tout l’éclat qu’elle mérite ; car ce mécanisme, appliqué à nos rivières de Seine, de Loire et du Rhône, aurait les conséquences les plus avantageuses pour notre navigation intérieure. Les trains de bateaux qui emploient quatre mois à venir de Nantes à Paris, arriveraient exactement en dix à quinze jours. L’auteur de cette brillante invention est M. Fulton, Américain et célèbre mécanicien[1]. »

Cette expérience ne manqua pas, comme on le voit, d’exciter l’attention des hommes spéciaux, mais le public s’y intéressa peu. La pensée suivait alors, en France, une autre direction. On était au milieu de l’enivrement causé par nos victoires militaires. En présence des bulletins qui arrivaient chaque jour de toutes les capitales de l’Europe, on se préoccupait médiocrement des progrès de la science ou de l’industrie. Les Parisiens qui traversaient le pont de la Concorde, regardaient d’un œil indifférent le petit bateau de Fulton, qui resta assez longtemps amarré sur la Seine, en face du palais Bourbon.

Cependant l’inventeur demanda au premier consul que son bateau fût soumis à un examen attentif. Il désirait que l’Académie des sciences fût appelée à exprimer son avis sur sa découverte, offrant, si elle était favorablement jugée, d’en faire hommage à la France.

Bonaparte accueillit mal cette requête et refusa de saisir l’Académie de la question.

Fulton avait fini par lui déplaire. Ses longs essais sur les procédés d’attaque sous-marine, restés sans résultats, joints à ses continuelles demandes d’argent, avaient laissé une impression très-défavorable dans l’esprit du premier consul, qui portait un jugement sévère sur la conduite et les projets de cet étranger.

Ce fut Louis Costaz, alors président du Tribunat, qui se chargea de soumettre à Bonaparte, la demande de Fulton.

Louis Costaz avait été, pendant l’expédition d’Égypte, le compagnon du général en chef. Il avait longtemps partagé sa tente, et il était resté depuis ce moment, en possession de sa confiance et de son amitié. Homme éclairé, esprit pénétrant, il comprenait l’avenir de la navigation par la vapeur ; et comme il avait assisté à l’expérience de Fulton exécutée sur la Seine, il consentit sans difficulté à transmettre au Premier Consul les désirs de l’ingénieur américain.

Mais il ne put réussir à triompher de ses préventions contre Fulton ; et comme il insistait et s’efforçait de le persuader de la réalité et de l’importance de la découverte, Bonaparte l’interrompit :

« Il y a, lui dit-il, dans toutes les capitales de l’Europe, une foule d’aventuriers et d’hommes à projets qui courent le monde, offrant à tous les souverains de prétendues découvertes qui n’existent que dans leur imagination. Ce sont autant de charlatans ou d’imposteurs, qui n’ont d’autre but que

  1. Recueil polytechnique des Ponts et chaussées, t. I, p. 82, 6e cahier de l’an XI.

    Le Recueil polytechnique des Ponts et chaussées fait suivre cet article d’une lettre d’un habitant de Rouen, nommé Magnin, qui prétend avoir fait, de son côté, et en même temps que Fulton, la même découverte. Il ajoute qu’il serait possible, avec des bateaux mus par la vapeur, de transporter très-rapidement trois cent mille hommes en Angleterre. Mais tout se réduit à de simples affirmations de la part de notre Rouennais.