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nait en Amérique et en Angleterre, le nouveau mode de navigation. Les deux fleuves lyonnais commencèrent alors à recevoir un service régulier de bateaux à vapeur. L’industrie riveraine conserve aujourd’hui avec reconnaissance les noms de MM. Clément Reyre, Brettmayer et Bourdon, dont les persévérants efforts ont créé les premiers services de bateaux à vapeur sur le Rhône et la Saône.

C’est vers 1830 que la Loire, la Garonne et la Seine, ont eu leurs premiers bateaux à vapeur, pour le transport des voyageurs. Les Hirondelles de la Saône et de la Loire, les Bateaux-Parisiens, la Ville-de-Sens, de M. Cochot, et les Bateaux Cavé, avec coque de fer, sont encore dans le souvenir des riverains.

Nous avons donné le récit de l’impression que produisit sur les habitants des bords des fleuves du Nouveau-Monde la vue du premier bateau à vapeur de Fulton. On vient de lire l’émouvant épisode du voyage du premier bateau à vapeur, venu d’Angleterre en France. Pour donner une idée de l’impression produite dans une autre contrée, par l’invention des bateaux à vapeur, nous croyons devoir rapporter, en terminant ce chapitre, un événement curieux, peu connu, et qui dépeint parfaitement l’effet moral que produisit la vue du premier bateau à vapeur sur les sauvages habitants de l’Afrique.

Un célèbre romancier français, M. Léon Gozlan, se trouvait, dans sa jeunesse, au fond de l’Afrique méridionale, où il se livrait au commerce de cabotage avec les Nègres du Sénégal. Il fut témoin, de l’impression prodigieuse que produisit le premier bateau à vapeur sur les Nègres et sur les Maures, rassemblés, en troupes innombrables, sur les rives du beau fleuve qui arrose l’île Saint-Louis.

Dans un de ses ouvrages, M. Léon Gozlan a rapporté, avec les plus intéressants détails, ce curieux épisode. Nous laisserons cet écrivain nous raconter lui-même les faits dont il fut témoin.


« Je me trouvais, dit M. Léon Gozlan, en Afrique, en 1826, dans le fleuve du Sénégal, à l’île Saint-Louis. Si je raconte en mon nom, ce n’est ni par vanité de voyageur, ni pour donner plus de garantie au récit de l’événement, dont je fus témoin ; c’est afin d’imposer à mes souvenirs, en les recueillant à quelques années de distance, la franchise d’un fait personnel.

« À mon arrivée au fort Saint-Louis, le commerce de cette capitale de la colonie avec l’intérieur de l’Afrique était interrompu. Les belles gommes blondes, les écailles transparentes fraîchement arrachées au dos des tortues, l’ivoire des éléphants, les plumes si blanches tombées des ailes de l’autruche, la cire jaune et parfumée de Gambie, toutes ces richesses ne traversaient plus le désert sur la bosse industrielle du dromadaire, et ne descendaient plus le fleuve dans des pirogues escortées de crocodiles.

« La cause de cette rupture d’échanges entre nous et les naturels provenait d’une dernière crise qui avait eu lieu entre les Maures et les Nègres, nations éternellement ennemies à nos dépens. Les Maures triomphaient, et, en haine des Nègres que nous protégions, ils nous interdisaient la libre navigation du fleuve. Ce moyen de vengeance leur était facile, si l’on songe que le Sénégal n’est navigable que pour les bâtiments de quelques tonneaux, ordinairement mal ou peu équipés, forcés de longer la côte quand la direction des vents nécessite le touage…

« Vaincus, je l’ai dit, les naturels n’avaient d’autre refuge que les alentours de l’île Saint-Louis, où la protection française leur était à peine une garantie. Aussi la terreur était parmi eux. Il suffisait d’un cri poussé par un Maure au milieu de la nuit, à l’entrée d’un village, pour en faire sortir hommes, femmes, enfants, prêtres, bestiaux. Le village était ensuite pillé et la flamme le consumait en quelques heures.

« À force d’agrandir le cercle de leurs dévastations, les Maures étaient parvenus à cerner l’île Saint-Louis à la distance de deux lieues. Nous entendions souvent les cris des vainqueurs se mêler aux hurlements des hyènes. Une nuit, entre autres, l’épouvante s’empara des habitants de l’île. Achmet avait été vu à la pointe du Nord[1].

« Achmet, ce terrible chef des guerriers Maures, appartenait à la race des Ouladamins, la plus féroce de toutes, anthropophage même selon quelques-uns. Court mais robuste, il emportait sur ses épaules son petit cheval à tous crins, quand son cheval était las de le porter, se servant réciproquement de monture, le cheval et le cavalier. Capable de franchir un ruisseau de vingt pieds (6m,67), lorsqu’il était

  1. Une extrémité de l’île, celle qui regarde le haut du fleuve, est appelée Pointe du nord ; l’autre Pointe du sud.