Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 1.djvu/221

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poursuivi, Achmet ramassait, accroupi sur son cheval lancé au galop, un cheveu sur le sable. Toujours dans la même attitude, il chargeait son arme et la déchargeait en arrière, sans jamais manquer son but, fût-ce un homme ou un crocodile. Achmet pouvait encore, dans ses moments de gaieté, tuer un âne zébré d’un coup de poing, ou étouffer un chameau par la simple pression des genoux. Toutes ces belles qualités étaient alors tournées vers la guerre et le pillage.

« Achmet venait de remporter une éclatante victoire sur les Nègres ; et ce coup de main l’avait encouragé à rapprocher ses ligues militaires, avec audace, autour du fort Saint-Louis.

« Si l’on demande ce que faisait le gouverneur français de la colonie pendant ces massacres exercés par les Maures, sur un territoire qu’après tout nous devions défendre, aussi bien que les naturels, la négligence de la métropole répondra. On n’imagine pas l’insouciance du gouvernement pour ce qui touche aux intérêts des colonies africaines. Jamais un bâtiment d’État français ne stationne en rade ou dans le fleuve. Si les Nègres brûlaient un beau jour l’île Saint-Louis, il s’écoulerait peut-être trois ans avant que le ministre de la marine et des colonies en reçût avis.

« Par une fatalité qui aurait pu avoir des résultats funestes, si les Maures avaient eu des émissaires mieux avisés, la garnison de l’île était morte. La dyssenterie n’avait pas plus épargné les chefs que les soldats.

« Dans leurs derniers triomphes, les Maures ayant fait peu de prisonniers, nous vîmes arriver au fort Saint-Louis les peuplades conquises, nues, traînant par une corde les vieillards qui traînaient leurs fétiches. Les mères portaient leurs enfants attachés à leur dos, rejetant leurs mamelles sous leurs aisselles pour allaiter les plus jeunes. Les petites filles balançaient sur la tête d’énormes calebasses, gigantesques citrouilles creuses, d’où sortaient, comme d’un nid de corbeaux, des négrillons nouveau-nés. À la suite venaient des vaches, des moutons, des bœufs, quelques autruches, et les jeunes hommes nègres qui formaient l’arrière-garde. Un tourbillon de poussière enveloppait cette caravane effrayée ; hommes et bêtes remplissaient l’air de gémissements, de bêlements et de mille exclamations de douleur. Cette procession de blessés, de vaincus, de mourants, alla s’abattre dans la cour du gouverneur, vaste emplacement que mes souvenirs, bien affaiblis depuis, me représentent d’une étendue égale à la moitié du Carrousel…

« Pour toute réponse aux doléances des Nègres, le gouverneur du Sénégal leur montra d’abord, du haut de la terrasse de son hôtel, un navire mouillé dans le fleuve. « Je lis dans vos yeux, leur dit-il ensuite, que ce bâtiment vous paraît parfaitement inutile, car il cale trop pour remonter seulement dix lieues dans le fleuve ; et, d’ailleurs, le fleuve est presque à sec. Mais rassurez-vous ; dans l’intérieur de ce bâtiment il y en a un autre d’une dimension trois fois plus grande, qui porte six pièces de canon de chaque côté, qui ne déplace pas plus d’eau que vos pirogues, et qui, sans voiles, sans mâts, sans avirons, remontera le fleuve contre le vent, contre le courant, en parcourant six lieues à l’heure. Ce navire, je vous le destine ; il sera monté par un équipage moitié jolof, moitié français. Je pense, mes amis, qu’avec un tel secours, vous exterminerez jusqu’au dernier des Maures, vos ennemis et les nôtres. »

« L’excès profond de leurs maux, joint à la vénération que leur inspirait le gouverneur, put seul défendre les pauvres Nègres contre le rire d’incrédulité, de pitié, et peut-être de mépris, que souleva dans leur esprit la proposition de les sauver avec un tel auxiliaire. Quelle confiance devaient-ils avoir dans la réalisation d’un événement qui, pour être conçu, contrariait toutes leurs idées, bouleversait leur intelligence ? Forcer un Nègre à admettre qu’un navire peut être enfermé dans un autre, vouloir sans violence lui faire croire que le contenu est trois fois plus grand que le contenant, essayer de persuader à sa raison rétive qu’un vaisseau de guerre ne plongerait pas plus qu’une pirogue, et que cette merveille se lierait à une merveille plus grande encore, qu’on verrait ce vaisseau, privé de mâts et de voiles, dompter le courant du fleuve le plus rapide du monde, c’était en vérité une dérision. Ils protestèrent par leur silence contre cette insulte ; ils se répandirent en pleurant dans l’île Saint-Louis, racontant de case en case l’insensibilité des blancs et l’inhumanité du gouverneur.

« Dès le lendemain même de cette entrevue des nègres avec le gouverneur, l’Orient, vaisseau venu de Nantes, je crois, débarqua, pièce à pièce, tous les membres du navire à vapeur. Des charpentiers et des mécaniciens français rapportèrent, avec une science digne d’admiration, chaque compartiment au compartiment correspondant ; depuis l’étrave jusqu’à l’étambot, aucune pièce de bois ne se trouva égarée ou changée ; il n’y eut pas une vis perdue dans ces formidables amas de fer, d’acier et de cuivre, de toute forme, de toute pesanteur, dans ces millions de rouages qui composent l’inextricable système de la machine à vapeur. On n’aurait pas mieux conservé dans sa boîte de drap et d’acajou une paire de pistolets de Lepage.

« Dix jours ne s’étaient pas écoulés, que le navire à vapeur destiné à protéger le commerce français sur le haut du fleuve était en pleine construction. Autour de sa carène circulaient jour et nuit des myriades de nègres qui ne jugeaient pas encore de l’excellence des résultats par l’importance des préparatifs. Cependant, ayant passé de l’absolue incrédulité au doute, ils se consultaient sur ce qu’il fallait