Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 1.djvu/222

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espérer et croire. À leurs groupes inquiets se mêlaient des groupes de Maures qui, tolérés à cause de leur existence inoffensive dans l’île, raillaient malicieusement, en langue arabe, cette ridicule Babel qui ne devait pas plus remonter le fleuve que la Babel véritable n’avait atteint le ciel. Pourtant, le mépris philosophique ne les rassurant pas tous également, de plus superstitieux piquaient des gris-gris[1] maléfiques à la poupe du navire, pour l’entraîner au fond dès qu’il serait lancé dans le fleuve, précaution neutralisée par d’autres gris-gris qu’attachaient les nègres à la proue. Je pense que si Dieu exauçait également la prière de tous ceux qui l’invoquent, même avec sincérité, rien de ce qui doit arriver n’arriverait, et que le navire à vapeur serait resté à la même place.

« Lorsque Achmet apprit par ses espions que les blancs se disposaient à protéger les Nègres par le concours de ce vaisseau fabuleux, il fut gagné d’un fou rire, et il jura par sa tête, par son sabre et par ses amulettes, que, si un tel événement s’accomplissait, il prenait devant Dieu et ses guerriers l’engagement solennel de remonter le fleuve, à cheval, côte à côte avec le vaisseau…

« C’est sous ce ciel brûlant, et au bord de ce fleuve, que déjà sont rassemblées les populations les plus lointaines, venues là pour assister au miracle qu’elles ont nié, pour être témoins de la naissance du Messie de la civilisation. Un roi maure, conduit par une étoile, fut autrefois appelé pour que son témoignage révélât aux peuples de sa couleur la venue du Rédempteur. Il y a là aussi un roi maure : le miracle, c’est le navire à vapeur.

« Plaçons-nous dans l’île. La côte de Barbarie ou du désert est occupée par les Maures ; la côte d’Afrique, par les Nègres. Aussi loin que l’œil peut se perdre, et rien ne l’arrête dans ces contrées, il ne rencontre d’un bout de l’horizon à l’autre que des Nègres et des Maures. Chaque grain de sable a fécondé un homme. Ici, c’est une ligne noire comme du charbon, là une ligne jaune de cuivre. Les blancs restés dans l’île ne font pas même tache entre ces deux sombres couleurs. Pourquoi ces hommes, se donnant la main, ne descendent-ils pas dans l’île et n’écrasent-ils pas, dans le choc de leur rencontre, cette poignée de dominateurs, frêle garnison de fiévreux et de soldats énervés ? Pourquoi ?

« C’est que là, au milieu du fleuve, est un symbole de la force unie à l’intelligence ; là est l’arme formidable du progrès, là sont dix-huit siècles de puissance résumés dans une puissance.

« Sur les deux bords éclatent de bruyantes exclamations de haine et de raillerie. Les Maures narguent les Nègres de leur crédulité, et, par orgueil de vengeance plus encore que par conviction, ceux-ci leur désignent du doigt les douze bouches à feu luisant par les sabords. Les malédictions et les rires de cent mille sauvages se croisent ; on dirait deux armées de crocodiles se disputant le droit de boire au fleuve.

« Les deux lignes rivales ne sont débordées que par Achmet, le chef maure. Son superbe cheval, admirablement posé sur une langue de terre, visible à tous par sa taille et par sa blancheur, était prêt à s’élancer dans le fleuve, si le prodige promis s’accomplissait.

« Ordre sévère avait été donné par le gouverneur pour qu’aucune pirogue ou embarcation quelconque ne traversât le fleuve dans la journée.

« Aucun Nègre ne devait se trouver à bord du bâtiment à vapeur sous peine de mort.

« Ces précautions avaient été prises afin qu’aucun accident ne mît obstacle à la libre navigation du vaisseau et aux évolutions des manœuvres.

« À trois heures de l’après-midi, le canon de la Place du Gouvernement tira : c’était le signal du départ.

« Le drapeau blanc flotte sur la terrasse.

« Le gouverneur y paraît en grand costume.

« Le navire à vapeur répond par un autre coup de canon.

« Et deux peuples se lèvent : cent mille hommes, se liant par la main, retiennent leur haleine.

« Il se fit un grand silence.

« On n’entendit bientôt plus que la voix du capitaine de vaisseau, qui, debout à l’arrière, la trompette marine à la bouche, commandait la manœuvre.

« Après ce dernier ordre sacramentel : Adieu ! va ! une petite fumée révéla un commencement d’exécution.

« Les roues bruirent sourdement. Plus dense, plus obscure, la fumée monte en colonne épaisse ; elle devient plus épaisse, plus noire, elle gronde. La poupe se déplace, la proue se remue ; mais voilà que le vaisseau, au lieu de vaincre le courant, se laisse aller en pleine dérive ! il est entraîné.

« Les gémissements des Nègres, la joie féroce des Maures, n’ont pas le temps d’aller de leur cœur à leurs lèvres. Noire et rougeâtre à la fois, la fumée s’abat comme un long panache sur la côte d’Afrique, au-dessus des arbres d’où partent des nuées de pélicans effrayés. Recevant tout à coup une direction opposée à celle qui avait déterminé le mouvement de recul, le navire s’élance comme un poisson volant au-dessus de l’eau, dompte le courant avec ses nageoires de fer, là où le courant est le plus rapide, dévore les distances, passe tout silencieux, tout noir, tout enflammé, au front des cent mille spectateurs qu’il baigne d’écume et qu’il enveloppe de fumée, et, pour combler leur étonnement, il lance de sa masse noire, dépouillée, et où pas un être vivant ne se montre, des fusées à la congrève qui brûlent à droite et à gauche des champs destinés d’avance à cette expérience incendiaire.

  1. Amulettes.