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Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 1.djvu/260

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« Laissons donc les Anglais se tranquilliser en apparence ; laissons-les publier, pour satisfaire l’opinion publique, les résultats rassurants de leur monstrueux tir, et restons confiants dans nos cuirasses. Jamais les résultats obtenus en Angleterre ne justifieront les espérances dont on a bercé la nation britannique.

« D’ailleurs, une frégate cuirassée serait-elle réellement compromise parce qu’on aurait réussi à percer en quelques points, son blindage, avec des boulets ? Les dispositions sont prises, à bord de tous ces navires, pour remplacer promptement par une autre, une partie avariée de la cuirasse.

« Nous sommes loin assurément de prétendre, d’une façon absolue, que les navires cuirassés soient complétement invulnérables. On sait fort bien, par exemple, qu’un obus entrant par un sabord dans une batterie, y ferait, en éclatant, plus de mal qu’un boulet massif de 150 livres qui passerait à travers sa cuirasse métallique. C’est là ce qui força le Merrimac à la retraite dans sa fameuse lutte avec le Monitor. Mais les navires cuirassés ont un degré d’invulnérabilité relative qui nous permet de dire que de tels faits ne sont qu’accidentels dans une lutte de navire à navire.

« Arrivons à l’abordage. Avec le nouveau système de revêtement métallique des vaisseaux de guerre, l’abordage sera, il nous semble, impraticable. Dans le cas, en effet, où les matelots pourraient réussir à mettre le pied sur le pont d’un navire ennemi, ils resteraient exposés, sans défense et sans abri, à l’éclat des bombes explosives qu’on lancerait sur le pont, et aux jets d’eau bouillante dont on les inonderait de l’intérieur de la machine.

« Le seul moyen offensif qui reste à employer sur mer, dans les conditions nouvelles que nous étudions, c’est la masse même du navire, que l’on précipitera sur le point le plus faible du bâtiment ennemi, c’est-à-dire par le travers. Le premier bâtiment devient alors lui-même un énorme projectile qui entr’ouvre les flancs de son adversaire, si sa vitesse est suffisante et si son avant est assez solidement constitué. Le contre-coup peut, toutefois, être fatal à l’agresseur, et l’on sait que la proue du Merrimac fut en partie brisée par un semblable choc contre le Monitor.

« Dans la prévision que cette manière de combattre sera peut-être un jour la seule efficace, on arme, aussi bien en France qu’en Angleterre, les bâtiments cuirassés, soit d’une proue tranchante comme dans la Gloire, et l’Héroïne, soit d’un éperon comme dans le Solférino et le Warrior. Cet éperon peut être à fleur d’eau ou sous-marin, afin d’aller atteindre les parties profondes du navire, là où cesse le revêtement de métal. Il est vrai que, pour éviter dans ce dernier cas l’effet désastreux de l’atteinte de l’éperon ennemi, on fait descendre la cuirasse jusqu’à une assez grande distance au-dessous de la ligne de flottaison. Toutefois, il est très-probable qu’on cherchera bientôt à percer la coque des navires avec des machines allant l’attaquer jusqu’à la cale, afin de chercher, soit dit sans figure, le défaut de la cuirasse. Il sera donc peut-être bientôt nécessaire de revêtir de fer la carcasse entière des vaisseaux.

« En résumé, l’invention des cuirasses métalliques a complétement bouleversé l’art de la guerre maritime. Elle est venue annuler tout à coup l’ancienne tactique navale, œuvre de tant de siècles, et par là, on peut le dire, ôter sa poésie au métier de soldat à la mer. Il n’y aura plus désormais de Duguay-Trouin ni de Nelson. Les historiens n’auront plus à nous dépeindre les sublimes horreurs de ces luttes navales où les voiles, labourées par la mitraille, laissaient flotter au vent leurs lambeaux déchirés ; où les mâts, fracassés par les boulets, tombaient sur le pont, avec un horrible fracas, entraînant dans leur chute les haubans et les cordages, écrasant officiers et soldats. Plus de ces combats corps à corps, résultat d’un abordage désespéré, où le matelot défendait pied à pied, le pont de son na-