Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/464

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mière fois. Isolés, et séparés de la nature entière, nous n’apercevions sous nos pas que ces énormes masses de neige qui, réfléchissant la lumière du soleil, éclairaient infiniment l’espace que nous occupions ; nous restâmes huit minutes sur ces monts escarpés, à onze mille sept cent trente deux pieds de terre, dans une température de cinq degrés au-dessus de la glace, ne pouvant plus juger de la vitesse de notre marche, puisque nous avions perdu tout objet de comparaison.

Fig. 269. — Proust.

« Cette situation, agréable sans doute pour un peintre habile, promettait peu de connaissances à acquérir au physicien, ce qui nous détermina, dix-huit minutes après notre départ, à redescendre au-dessous des nuages pour retrouver la terre. À peine étions-nous sortis de cette espèce d’abîme, que la scène la plus riante succéda à la plus ennuyeuse. Les campagnes nous parurent dans leur plus grande magnificence. Tout était si éclatant que nous crûmes que le soleil avait dissipé l’orage ; et, comme si on eût tiré le rideau qui cachait la nature, nous découvrîmes aussitôt mille objets divers répandus sur un espace dont notre œil pouvait à peine mesurer l’étendue. L’horizon seulement était chargé de quelques nuages qui paraissaient toucher la terre. Les uns étaient diaphanes, d’autres réfléchissaient la lumière sous mille formes différentes ; tous en général étaient privés de cette teinte brune qui porte à la mélancolie. Nous passâmes dans une minute de l’hiver au printemps ; nous vîmes ce terrain incommensurable couvert de villes et de villages, qui, en se confondant, ne ressemblaient plus qu’à de beaux châteaux isolés et entourés de jardins. Les rivières qui se multipliaient et serpentaient de toutes parts, n’étaient plus que de très-petits ruisseaux, destinés à l’ornement de ces palais ; les plus vastes forêts devenaient des charmilles ou de simples vergers ; en un mot, les prés et les champs n’avaient que l’ensemble des verdures et des gazons qui embellissent nos parterres. Ce merveilleux tableau, qu’aucun peintre ne peut rendre, nous rappelait ces métamorphoses miraculeuses de fées, avec cette différence que nous voyions en grand ce que l’imagination la plus féconde n’avait pu créer qu’en petit, et que nous jouissions de la réalité de ce qu’avait enfanté le mensonge ; c’est dans cette charmante position que l’âme s’élève, que les pensées s’exaltent et se succèdent avec la plus grande rapidité. Voyageant à cette hauteur, notre foyer n’exigeait plus de grands soins, et nous pouvions facilement nous promener dans la galerie. Mon ardent coopérateur changea plusieurs fois de poste ; nous étions aussi tranquilles sur notre balcon que sur la terrasse d’une maison, jouissant de tous les tableaux qui se renouvelaient continuellement, sans nous faire éprouver de ces étourdissements qui effrayent une infinité de personnes.

« L’action que j’avais portée dans mes travaux ayant cassé ma fourche, j’allai au magasin m’armer de nouveau. Nous nous rencontrâmes avec M. Proust ; mais la montgolfière, étant très-bien lestée, ne s’inclina que d’une manière presque insensible, d’où nous conclûmes qu’il fallait attribuer à la mauvaise construction, ou à la frayeur des voyageurs, les accidents annoncés avec tant de pompe dans quelques journaux. Les vents, quoique très-considérables, emportaient notre bâtiment sans nous faire éprouver le plus léger roulis, nous n’apercevions notre marche que par la vitesse avec laquelle les villages fuyaient sous nos pieds ; en sorte qu’il semblait, à la tranquillité avec laquelle nous voguions, que nous étions entraînés par le mouvement diurne ; plusieurs fois nous cherchâmes à nous approcher de la terre, jusqu’à distinguer les acclamations qu’on nous adressait et auxquelles il nous eût été facile de répondre à l’aide d’un porte-voix ; en un mot, tout nous amusait. La simplicité de nos manœuvres nous permettait de parcourir des lignes horizontales et obliques, de monter, descendre, remonter et redescendre encore et aussi souvent que nous le jugions nécessaire.

« Parvenus enfin à Luzarche, nous nous déterminâmes d’y mettre pied à terre : déjà le peuple témoignait la satisfaction la plus vive ; la foule augmentait ; une partie tendait les bras pour ralentir notre chute, tandis que les animaux de toute espèce s’enfuyaient épouvantés, comme s’ils eussent pris notre montgolfière pour un animal vorace. Mais appréciant bientôt par la vitesse de notre marche que nous serions portés sur les maisons, nous ranimâmes