Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/635

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« Le vin dans lequel on a mis tremper ou cuire la racine de mandragore fait dormir et apaise toutes les douleurs, ce qui fait qu’on l’administre utilement à ceux auxquels on veut couper, scier ou brûler quelque partie du corps, afin qu’ils ne sentent point la douleur. »

Au moyen âge, l’art de préparer avec les plantes stupéfiantes des breuvages somnifères était, comme on le sait, poussé fort loin. On connaissait en outre quelques substances narcotiques qui avaient la propriété d’abolir la sensibilité. Ce secret, qui existait dans l’Inde depuis des temps reculés, avait été apporté en Europe pendant les croisades, et il est reconnu que les malheureux qui étaient soumis aux épreuves de la question trouvaient quelquefois, dans l’usage de certains narcotiques, le moyen d’échapper à ces douleurs. Une règle de jurisprudence établit que l’insensibilité manifestée pendant la torture est un signe certain de sorcellerie. Plusieurs auteurs invoqués par Fromman[1] parlent de sorcières qui s’endormaient ou riaient pendant ces cruelles manœuvres, ce que l’on ne manquait pas d’attribuer à la protection du diable. Dès le quatorzième siècle, Nicolas Eymeric, grand inquisiteur d’Aragon, et auteur du Directoire des inquisiteurs, se plaignait des sortilèges dont usaient quelques accusés, et qui leur permettaient de rester insensibles aux souffrances de la question[2]. Fr. Pegna, qui a commenté, en 1578, l’ouvrage d’Eymeric, donne les mêmes témoignages sur l’existence et l’efficacité de ces sortilèges. Enfin, Hippolytus, professeur de jurisprudence à Bologne en 1524, assure, dans sa Pratique criminelle avoir vu des accusés demeurer comme endormis au milieu des tortures, et plongés dans un engourdissement en tout semblable à celui qui résulterait de l’action des narcotiques. Étienne Taboureau, contemporain de Pegna, a décrit également l’état soporeux qui dérobait les accusés aux souffrances de la torture. Suivant lui, il était devenu presque inutile de donner la question, la recette engourdissante étant connue de tous les geôliers, qui ne manquaient pas de la communiquer aux malheureux captifs destinés à subir cette cruelle épreuve.

Cependant le secret de ces moyens ne paraît pas avoir franchi, au moyen âge, la triste enceinte des cachots, et les chirurgiens ne purent songer sérieusement à en tirer parti pour épargner à leurs malades les souffrances des opérations. D’ailleurs les résultats fâcheux qu’entraîne si souvent l’administration des narcotiques s’opposaient à ce que leur usage devînt général. La dépression profonde qu’ils exercent sur les centres nerveux, la stupeur, les congestions sanguines qui en sont la suite, les difficultés inévitables dans la mesure de leur administration, la lenteur dans la production de leurs effets, leur persistance, et les accidents auxquels cette persistance expose, durent empêcher les chirurgiens de tirer parti des narcotiques comme agents prophylactiques de la douleur. Aussi les témoignages de leur emploi sont-ils extrêmement rares dans les écrits de la chirurgie de cette époque ; Guy de Chauliac, Brunus et Théodoric sont les seuls auteurs qui les mentionnent. Théodoric, médecin qui vivait vers le milieu du treizième siècle, recommande, pour atténuer ou abolir les douleurs chirurgicales, d’endormir le malade en plaçant sous son nez une éponge imbibée d’opium, d’eau de morelle, de jusquiame, de laitue, de mandragore, de stramonium, etc. : on le réveillait ensuite en lui frottant les narines avec du vinaigre, du jus de fenouil ou de rue[3].

  1. Cité par Eusèbe Salverte, Des sciences occultes, ch. xvii.
  2. Directoire des inquisiteurs, partie III, p. 481.
  3. Un médecin des environs de Toulouse, M. Dauriol, assure qu’il employait en 1832 des moyens analogues chez les malades qu’il soumettait à quelque opération ; il rapporte cinq cas dans lesquels ses opérés, traités de cette manière, n’éprouvèrent aucune douleur. (Journal de médecine et de chirurgie de Toulouse, janvier 1847.)