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Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/651

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Une polémique très-animée s’est élevée entre Morton et Jackson, à propos de la découverte de l’anesthésie. Les deux adversaires ont échangé un grand nombre de lettres et deux ou trois brochures destinées à défendre leurs droits respectifs à la priorité de cette invention. Par les soins des deux parties, une enquête minutieuse a été ouverte, et selon l’usage américain, on a produit des deux côtés un grand nombre de témoignages assermentés (affidavit). La comparaison attentive de ces divers documents permet de fixer le rôle que chacun d’eux a joué dans cette grande affaire. Il est parfaitement établi pour nous, en dépit de ses assertions contraires, que Morton ne savait pas le premier mot de la question de l’anesthésie, lorsque, le 1er septembre 1846, le docteur Jackson lui communiqua, dans une conversation, toutes ses idées à cet égard. Comme l’entretien de Jackson et de Morton est, au point de vue historique, d’une importance capitale, on nous permettra de le rapporter ; il est facile de le rétablir, grâce aux dépositions assermentées qui en ont consigné les termes.

Le 1er septembre 1846, le docteur Jackson travaillait dans son laboratoire avec deux de ses élèves, George Barnes et James Mac-Intyre, lorsque William Morton entra dans la salle et demanda qu’on voulût bien lui prêter un petit sac de gomme élastique.

— Il vient de m’arriver, dit-il, une dame fort timorée, qui redoute beaucoup la douleur et qui demande à être magnétisée avant l’opération. Je crois qu’en remplissant un sac d’air atmosphérique et lui faisant respirer cet air, j’agirai sur son imagination et pourrai pratiquer mon opération tout à mon aise.

Ayant reçu de M. Jackson le sac de gomme élastique, Morton demanda comment il devait s’y prendre pour le gonfler.

— Tout simplement, dit Jackson, avec la bouche ou bien avec un soufflet. Mais, continua le docteur, votre projet me paraît bien absurde, monsieur Morton ; votre malade ne se laissera pas tromper si niaisement, et vous n’aboutirez qu’à vous rendre ridicule.

— Je ne vois pas cela, reprit Morton ; je crois, au contraire, que mon sac bien gonflé d’air aura une apparence formidable, et que je ferai ainsi accroire à ma cliente tout ce qu’il me plaira.

En disant ces mots, il mit le sac sous son bras, et le pressant plusieurs fois avec le coude, il montrait de quelle manière il se proposait d’agir.

— Si je peux seulement réussir à lui faire ouvrir la bouche, je réponds d’arracher sa dent. Ne connaissez-vous pas la puissance des effets de l’imagination ? Et n’est-il pas vrai qu’un homme est mort par le seul effet de sa frayeur, lorsque, après avoir légèrement piqué son bras pour simuler une saignée, on y fit couler un filet d’eau chaude ?

Comme il se mettait à raconter les détails de ce fait, Jackson l’interrompit :

— Allons donc, monsieur Morton ! je ne pense pas que vous ajoutiez foi à de pareilles histoires. Renoncez à cette idée ; vous ne réussirez qu’à vous faire dénoncer comme imposteur.

Il y eut ici une pause de quelques instants. Le docteur reprit alors :

— Ne pourriez-vous essayer sur votre malade le gaz hilarant de Davy ?

— Sans doute, répondit Morton. Je connais les propriétés de ce gaz, car j’assistais à l’expérience d’Horace Wels. Mais pourrai-je réussir moi-même à le préparer ?

— Non, répondit le docteur ; vous ne sauriez vous passer de l’assistance d’un chimiste. Vous n’obtiendriez, sans cela, qu’un gaz impur, et vous n’aboutiriez qu’à une déconvenue, comme il arriva à ce pauvre diable d’Horace.

— Mais, vous-même, docteur, dit Morton, ne pourriez-vous avoir la bonté de me préparer un peu de ce gaz ?

— Non, j’ai d’autres affaires.

— Au fait, dit Morton terminant l’entretien