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Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/650

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tais dans l’air ; je ne sentais plus la berceuse sur laquelle j’étais assis. Je me trouvai, pendant un espace de temps que je ne puis définir, dans un état de rêverie et d’insensibilité. Lorsque je revins, j’avais toujours du vertige, mais point d’envie de me mouvoir. La toile qui contenait l’éther était tombée de ma bouche ; je n’avais plus de douleur dans la poitrine ni dans la gorge ; mais je ressentis bientôt un tremblement inexprimable dans tout le corps ; le mal de gorge et de poitrine revint bientôt, cependant avec moins d’intensité qu’auparavant.

« Comme je ne m’étais plus aperçu de la douleur, non plus que des objets extérieurs, peu de temps avant et après que j’eus perdu connaissance, je conclus que la paralysie des nerfs de la sensibilité serait si grande, tant que durerait cet état, que l’on pourrait opérer un malade soumis à l’influence de l’éther sans qu’il ressentît la moindre douleur. Me fiant là-dessus, je prescrivis l’emploi de l’éther, persuadé que l’expérience serait couronnée de succès[1]. »

Déjà, avant cette époque, M. Jackson avait respiré quelquefois les vapeurs d’éther, non pas à titre d’agent préventif de la douleur, mais simplement comme remède antispasmodique, car ce moyen était déjà en usage depuis plusieurs années chez les médecins des États-Unis. Ayant eu un jour recours à l’éther pour combattre un rhume violent, accompagné d’une constriction pénible des poumons, il prolongea les inspirations plus qu’à l’ordinaire et ressentit quelques effets d’insensibilité. Il est probable que ce fut là le fait qui lui donna l’idée d’examiner de plus près l’action de l’éther sur l’économie. Au reste, ce dernier point est encore assez obscur par suite des explications tout à fait insuffisantes fournies par M. Jackson sur les circonstances qui l’ont amené, à reconnaître l’action stupéfiante de l’éther.

On peut donc résumer dans les termes suivants, la part qui revient au chimiste américain dans la découverte de la méthode anesthésique : Jackson établit beaucoup mieux qu’on ne l’avait fait avant lui, la nature de l’ivresse éthérée, et mit à peu près hors de doute ce fait capital, assez vaguement aperçu jusque-là, qu’une insensibilité générale ou locale est la conséquence de cet état particulier de l’économie ; il reconnut, en outre, le temps très-court, nécessaire pour amener cette ivresse, la rapidité avec laquelle elle disparaît et le peu de danger qui l’accompagne. On ne peut nier que la découverte de la méthode anesthésique ne se trouvât contenue presque tout entière dans l’application de ces faits.

Tout nous montre cependant que ces idées étaient loin, à cette époque, de se présenter à l’esprit du docteur Jackson avec la simplicité et l’évidence que nous leur prêtons ici. Quatre années se passèrent sans qu’il songeât à les soumettre à un examen plus sérieux. La possibilité de tirer parti de l’éther dans les opérations chirurgicales existait donc dans sa pensée plutôt comme opinion théorique que comme vérité expérimentalement établie. Rien ne lui était plus facile, s’il en eût été autrement, que de vérifier ses prévisions en administrant l’éther, à un malade soumis à quelque opération chirurgicale. Il n’en fit rien, et se borna, quatre ans après, à indiquer, à titre de simple conseil, l’éther comme propre à faciliter l’exécution d’une opération de faible importance.

Au mois de février 1846, un de ses élèves, Joseph Peabody, souffrait d’un mal de dents, et, redoutant la douleur, voulait se faire magnétiser avant l’opération. Le docteur Jackson lui parla de l’éther sulfurique comme d’un agent utile pour détruire la sensibilité ; il lui donna même les instructions nécessaires pour purifier ce liquide et pour le respirer. L’élève promit de s’en servir, et, de retour dans son pays, il commença, en effet, à distiller de l’éther dans cette intention ; mais ayant trouvé, dans les ouvrages qu’il consulta, toutes les autorités contraires à l’idée de son maître, il renonça à son projet.

Six mois après, le docteur Jackson trouva un expérimentateur plus docile. Ce fut le dentiste William Morton.

  1. Défense des droits du docteur Charles T. Jackson à la découverte de l’éthérisation, par les frères Lord, conseillers, p. 127.