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succèdent avec une rapidité incroyable. Les personnes chez lesquelles on a arrêté à ce moment, les essais d’éthérisation, sont étonnées de l’activité et du développement inconnu qu’avait pris en elles l’intelligence sous l’empire des premiers effets de l’agent anesthésique. Les idées se pressent et se précipitent, et comme la durée se mesure habituellement au nombre et à la succession des pensées, on croit avoir longtemps vécu pendant ces instants si courts. Remarquons en passant qu’un effet tout semblable a été noté par Davy comme résultat des inspirations du gaz hilarant.

Fig. 349. — Bouisson.

Si l’action de l’éther se prolonge, cette exaltation de l’activité intellectuelle s’accroît notablement, et certains individus deviennent en proie à une excitation morale assez violente. On observe alors des rires désordonnés et une gaieté dont l’exagération touche au délire ; d’autres fois, les sujets donnent les signes d’une mélancolie subite ; des larmes involontaires s’échappent de leurs yeux. Cependant on observe plus fréquemment une demi-ivresse ; la physionomie revêt les caractères d’une satisfaction vague et indécise et les sujets tombent dans une sorte de contemplation béate qui ressemble à la fois à l’ivresse et à l’extase. Enfin, il arrive quelquefois que l’excitation morale est plus violente ; l’individu peut se laisser aller à des démonstrations de colère ou de fureur qu’il faut contenir, parce qu’elles deviendraient un obstacle à l’exécution de l’opération chirurgicale.

Cependant, à mesure que l’éthérisation fait des progrès, cette excitation s’affaiblit et finit par disparaître, une sorte de voile couvre l’intelligence, qui semble tomber dans un demi-sommeil. Cette situation particulière et insolite, où l’âme commence à perdre une partie de ses droits, tout en conservant la conscience secrète de cette perte, est, pour ceux qui l’éprouvent, la source de délicieuses impressions. On a le sentiment d’une satisfaction infinie, on se sent emporté dans un monde nouveau, et la cause essentielle du bonheur qui saisit et transporte les âmes, réside surtout dans la conscience de ce fait, que tous les liens qui nous retenaient aux choses de la terre nous paraissent rompus : « Il me semble, disait un individu en proie à une hallucination de ce genre, il me semble qu’une brise délicieuse me pousse à travers les espaces, comme une âme doucement emportée par son ange gardien. » Bien avant la découverte de l’anesthésie, M. Granier de Cassagnac avait l’habitude de respirer de l’éther lorsqu’il voulait, en se procurant une de ces sortes d’extases, s’arracher au sentiment des pénibles réalités de la vie. Il décrit ainsi le sentiment que l’âme éprouve : « Ce n’est pas seulement le vague bonheur de l’ivresse ; cet état mérite plutôt le nom de ravissement, parce qu’en effet on se sent ravi, transporté de la réalité dans l’idéal : le monde extérieur et matériel n’existe plus. Assis, on ne sent pas sa chaise ; couché, on ne sent pas son lit : on se croit littéralement en l’air. Mais si la sensibilité extérieure est détruite, la sensibilité intérieure