Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/673

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arrive à une exaltation indicible. On s’attache à ce genre de bonheur ineffable et sans bornes. »

L’état transitoire qui vient d’être décrit, et qui, d’ailleurs, manque quelquefois, surtout si l’on fait usage du chloroforme, fait bientôt place au sommeil. L’action continue de l’éther sur le cerveau, opprimant les forces nerveuses, provoque le repos artificiel de cet organe. C’est surtout pendant les premiers instants de ce sommeil qu’arrive le cortège étrange des rêves éthériques, dont l’absence s’observe rarement.

Rien de variable comme la nature des rêves provoqués par les inhalations anesthésiques. Elle paraît déterminée, en général, par le genre d’occupations de l’individu, par les événements de sa vie, par les pensées qui le dominent habituellement. Comme les songes amenés par le sommeil naturel, ils sont en rapport avec l’âge, les goûts, les habitudes de ceux qui les éprouvent. L’enfant s’occupe de ses jeux ; les jeunes gens rêvent la vie turbulente et agitée, la chasse, l’exercice en plein air ; la jeune fille rêve à ses plaisirs ; l’homme fait est dominé par les soucis de la vie ordinaire. Un enfant que M. Bouisson opérait de la taille se croyait dans un berceau, et recommandait à sa mère de le bercer. Un pêcheur opéré par Blandin, croyait tenir dans ses filets un brochet monstrueux. Un soldat auquel je voyais pratiquer l’amputation de la cuisse croyait assister à la revue de son général, et se félicitait de la propreté de sa tenue. En Suisse, où prédominent les pensées religieuses, les idées de ciel et d’enfer se mêlent à chaque instant dans ces rêves. Au reste, les préoccupations religieuses jouent, en tout pays, un grand rôle dans ces défaillances momentanées de la raison. Beaucoup de chirurgiens ont eu l’occasion d’observer des opérés qui, couchés sur la table de torture, se croyaient transportés en paradis, et se plaignaient tristement, à leur réveil, d’être revenus parmi les hommes. Les rêves d’une nature plus chaudement colorée, et sur lesquels on a trop insisté au début de l’éthérisation, sont beaucoup plus rares qu’on ne l’a dit, ou du moins, comme le remarque fort bien M. Courty[1], ils n’arrivent point aux personnes élevées dans des habitudes de chasteté.

Cependant la nature des rêves éthériques n’est pas toujours liée au caractère, au genre de goûts et d’habitudes des sujets. Il en est que l’on ne peut rapporter à rien. Une dame, débarrassée par Velpeau d’une tumeur volumineuse, s’imaginait rendre visite à la personne qui a fourni à Balzac son type de la femme de quarante ans. Comme on l’engageait à retourner chez elle : « Non, reprenait la malade, je reste ici. Dans ce moment on m’opère à la maison. À mon retour, je trouverai l’opération faite. » Une femme, opérée par le même chirurgien, se croyait suspendue dans l’atmosphère, entourée d’une voûte délicieusement étoilée. Une autre se trouvait au centre d’un vaste amphithéâtre dont tous les gradins étaient garnis de jeunes vierges d’une éblouissante blancheur.

Il serait contraire à la vérité de prétendre que les songes qui accompagnent le premier sommeil de l’éthérisme sont toujours empreints d’un caractère de félicité. Si, dans l’immense majorité des cas, les individus sont agités d’émotions agréables, on remarque quelquefois des rêves pénibles et qui ont tous les caractères du cauchemar. La préoccupation morale qui domine les malades à la pensée de l’opération qu’ils ont à subir, est probablement la cause des impressions tristes qui viennent assaillir leur esprit. En général, les sujets en proie à ces rêves pénibles se voient, comme dans le cauchemar, en présence d’un but qu’ils désirent vivement atteindre sans pouvoir jamais y parvenir. Un opéré s’imaginait être retenu captif et s’écriait : « Laissez-moi, je suis décidé à faire

  1. De l’emploi des moyens anesthésiques en chirurgie.