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sence d’un dentiste, à l’action du chloroforme. Il plaça sur un mouchoir un morceau de coton imbibé d’environ un gramme de cette substance. Madame Labrune l’approcha elle-même de ses narines et le respira à quelque distance, de manière à permettre le mélange de l’air aux vapeurs anesthésiques. En huit ou dix minutes l’effet se fit sentir ; on le remarqua au clignotement des paupières. Le médecin indiqua alors au dentiste, placé derrière la malade, qu’il pouvait agir ; mais la patiente, qui avait l’habitude de l’éthérisation, ne se sentant pas suffisamment engourdie, repoussa la main de l’opérateur, et faisant comprendre par signes que l’insensibilité n’existait pas encore, elle rapprocha le mouchoir de ses narines et fit rapidement quatre ou cinq inspirations plus larges. À cet instant, le médecin lui retira lui-même le mouchoir qu’elle serrait sous son nez. Il ne la quitta des yeux que pendant le temps nécessaire pour poser le mouchoir sur un meuble voisin, et déjà, lorsqu’il reporta ses regards sur elle, la face était pâle, les lèvres décolorées, les traits altérés, les yeux renversés, les pupilles horriblement dilatées, les mâchoires contractées de manière à empêcher l’opération du dentiste, la tête renversée en arrière ; le pouls avait disparu, les membres étaient dans un état complet de résolution. Quelques inspirations éloignées furent les seuls signes de vie que la malade donna. Les moyens les plus rationnels furent employés, mais en vain, pour la rappeler à elle[1].

Ces deux faits, dont le dernier avait reçu de la presse périodique un grand retentissement, émurent vivement le public et le monde médical lui-même. Une malheureuse affaire du même genre étant, sur ces entrefaites, arrivée à Paris dans la pratique civile, la justice s’en saisit, et porta devant les tribunaux une question de responsabilité médicale qui touchait, dans ses intérêts les plus directs, la pratique de l’art. La question des inhalations anesthésiques, au moyen du chloroforme, exigeait donc une étude et un examen nouveaux. Intimidés par les poursuites judiciaires, dirigées à l’occasion de l’affaire Triquet, quelques chirurgiens demeuraient incertains sur la conduite à suivre et demandaient des garanties devant le public et devant leur conscience contre les conséquences de faits semblables. C’est sous l’empire de ces circonstances que la question des inhalations chloroformiques fut portée, en 1853, devant la Société de chirurgie.

L’attention de cette Société savante avait été attirée sur cet important sujet par un événement funeste qui s’était passé à l’hôpital d’Orléans sous les yeux du chirurgien en chef. Le 20 décembre 1852, un jeune soldat opéré pour l’ablation de deux petits kystes situés dans la joue gauche, était mort sous les yeux et entre les mains de l’opérateur, quatre minutes après l’inspiration des premières vapeurs chloroformiques. Le chirurgien de l’Hôtel-Dieu d’Orléans, M. Vallet, ayant adressé à la Société de chirurgie, la relation de ce fait, fournit à cette réunion savante l’occasion de soumettre à une étude approfondie la méthode anesthésique, et de s’occuper en particulier de l’examen des dangers qui se rattachent à l’emploi du chloroforme. La commission, organisée dans le sein de la Société de chirurgie pour l’étude de cette question, confia au docteur Robert, chirurgien de l’hôpital Beaujon, la rédaction de son rapport.

Le travail étendu que Robert présenta à la Société de chirurgie au mois de juin

  1. On peut encore citer à ce propos un fait semblable arrivé à Westminster, le 17 février 1849. Il s’agit d’un ouvrier maçon, âgé de trente-six ans, soumis à l’amputation du gros orteil, et qui succomba quelques instants après l’opération, dix minutes après avoir été soumis aux inhalations du chloroforme. Toutes les précautions nécessaires avaient été prises par le chirurgien, et les soins les mieux entendus furent mis en œuvre pour conjurer l’issue fatale. Aussi le jury devant lequel fut portée cette affaire rendit-il le verdict suivant : « Le décédé Samuel Bennett est mort du chloroforme, convenablement administré. » Le coroner qui formula cet arrêt ne se doutait guère qu’il tranchait avec son bon sens une question qui divisait depuis un an la médecine en deux camps opposés.